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par le bonheur, comme le dit un mythe célèbre, tu n’étais encore alors qu’un appendice du créateur ; tu vivais dans son sein. Tu pouvais être dans l’innocence, mais cette innocence n’était pas même sentie de toi. Non, tu n’existais pas! »

À cette première proposition, l’auteur en oppose une autre, qui la corrige et la complète, c’est que : « Le malheur absolu n’existe pas plus que le bonheur absolu. » La théologie chrétienne a dit anathème à la terre. Elle a placé le bonheur absolu dans l’Eden et le malheur absolu sur la terre. Mais ce n’est là qu’un mythe. Sans doute le mal est nécessaire; mais grâce à la doctrine du progrès, il devient de moins en moins nécessaire. Si toute créature gémit, comme dit saint Paul, on peut dire aussi que toute créature sourit; et le plaisir est dans le monde à côté de la douleur. Avec le temps, la douleur se transforme et devient agréable. « Et hæc olim meminisse juvabit. » La foudre féconde la terre, les poisons deviennent salutaires. En un mot, sans multiplier les exemples, il suffit de lire la Théodicée de Leibniz pour savoir que le mal est une condition du bien.

Ce n’est pas que de ces deux propositions : « Le bonheur absolu n’existe pas; le malheur absolu n’existe pas davantage, » il faille conclure par le système des compensations, aujourd’hui si répandu. La Rochefoucauld a dit : « Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a une certaine compensation qui les rend égales. » Toute la philosophie du XVIIIe siècle a abouti à ce système des compensations. Le principe de ce système aussi bien que de celui des épicuriens, c’est que le bonheur est le but de la vie. Voltaire a résumé ce principe dans ce vers célèbre :


Dieu m’a dit : Sois heureux, il m’en a dit assez.


La seconde proposition du système est celle-ci : « Le bien et le mal se compensent, » d’où résulte cette troisième proposition: « Toutes les destinées sont égales. »

La conséquence d’un tel système est l’immobilité. Si toutes les conditions sont égales, tout est justifié et il n’y a rien à changer dans le monde. On oublie qu’il y a deux sortes de compensations : les unes consistent à nous donner quelque chose en plus ; les autres à nous ôter ce que nous avons de plus que les autres. L’extrême douleur nous rend stupides, c’est une compensation. Le sommeil, la mort, sont des compensations ménagées par la nature. Elle trouve pour ainsi dire des « calus » à nos douleurs. On soutient