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composé d’êtres réels, qui sont l’humanité en germe, l’humanité à l’état virtuel; ou encore, l’homme est un être réel dans lequel vit à l’état virtuel cet être idéal appelé humanité. Il y a pénétration du particulier et du général.

On serait tenté de croire que la doctrine précédente n’est autre chose que la doctrine de Spinoza; « Sentimus, experimur nos æternos esse : Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » Il semble que ce soit là la doctrine même de Pierre Leroux: cependant ce serait une erreur. Spinoza n’aurait jamais dit que « le ciel est sur la terre. » Sans doute, Spinoza n’est pas un ascète, et l’on a beaucoup exagéré en le comparant à un mouni indien. « La vie, disait-il, n’est pas la méditation de la mort, mais de la vie. » Il permettait les jouissances innocentes. « Il est donc d’un homme sage, disait-il, d’user des choses de la vie et d’en jouir autant que possible (pourvu que cela n’aille pas jusqu’au dégoût; car alors ce n’est plus jouir). Oui, il est d’un homme sage de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens de parfums et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même son vêtement, de jouir de la siqmuue, des jeux, des spectacles et de tous les divertissemens que chacun peut se donner sans dommage pour personne. » Fort bien ; mais tout cela ne se rapporte qu’à la nature naturée, c’est-à-dire au monde, et non à la nature naturante, c’est-à-dire à Dieu. Or l’immortalité, d’après Spinoza, n’a lieu qu’en Dieu, car elle consiste à vivre dans l’éternel, dans l’absolu, dans la région des idées adéquates, c’est-à-dire de la raison. Spinoza n’est pas un ascète sans doute, mais il n’est pas non plus un épicurien, et le paradis de Pierre Leroux ressemble beaucoup au paradis d’Epicure. Il consiste à jouir de la vie, sans distinguer la vie intellectuelle de la vie sensuelle. En cela, Pierre Leroux n’est pas spinosiste. Il y a d’ailleurs une autre différence. L’immortalité, chez Pierre Leroux n’est pas impersonnelle comme dans Spinoza; sans doute elle n’est pas, à proprement parler, personnelle ; mais elle est individuelle, c’est une immortalité non de personne mais de substance. Ce sont les mêmes hommes, en tant qu’individus, qui survivent dans l’humanité. C’est une doctrine de métempsycose. Rien de plus éloigné de la pensée de Spinoza. La métempsycose, à l’époque de Pierre Leroux, attirait beaucoup d’esprits. Jean Reynaud, Lamennais faisaient voyager les âmes d’astres en astres. Mais ils n’admettaient pas la métempsycose sur la terre, la métempsycose dans l’humanité.