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de chaque créature. L’invisible devient visible sans cesser d’être invisible ; il devient fini sans cesser d’être infini. Il y a donc deux ciels : l’un, permanent et absolu, embrassant le monde entier ; l’autre relatif, non permanent, mais progressif, qui est la manifestation du premier dans le temps et dans l’espace. Le second ciel est progressif, c’est-à-dire toujours perfectible. De là la réponse à l’objection du mal. On dit que Dieu ne peut pas faire le mal, ni créer pour faire souffrir. C’est ce qui arriverait si Dieu abandonnait sa créature après une vie de misères et de douleurs. « Mais si, au contraire, nous concevons le monde comme une série de vies successives pour chaque créature, nous comprenons très bien comment Dieu, pour qui il n’y a ni temps ni espace, qui voit le but final de toutes choses et la souffrance comme une des phases nécessaires par où les créatures doivent passer, leur prépare un état de bonheur que la créature ne voit pas et dont elle ne peut jouir en tant que créature, mais que Dieu voit, et dont par conséquent la créature jouit en lui virtuellement parce qu’elle en jouira un jour. »

Ainsi Pierre Leroux ne veut pas supprimer la notion d’immortalité. Au contraire, il l’affirme et la développe très fortement. Seulement la vie future n’est pas opposée à la vie présente comme l’infini au fini. Vous êtes, donc vous serez. Vous n’êtes que parce que vous êtes virtuellement éternel, vous êtes un être éternel sous une manifestation actuelle. Ce qui est éternel en vous ne périra pas. Ce qui périra, c’est ce qui change, c’est ce qui se transforme en vous. Nous sommes humanité, toute notre vie future est liée à la vie de l’humanité. Giordano Bruno était pénétré de cette vérité lorsqu’il a dit : « Quand je vois un homme, ce n’est pas un homme en particulier que je vois : c’est la substance. » L’humanité n’est pas l’ensemble des hommes additionnés les uns aux autres, ce n’est pas une somme, une collection : c’est chaque homme dans son essence infinie. On ne peut pas voir un homme en particulier sans voir l’humanité en général, et réciproquement, on ne peut pas penser à l’homme en général sans le particulariser dans une certaine mesure. C’est l’erreur des panthéistes de ne voir que le général et de nier l’être particulier. L’humanité existe en nous subjectivement et objectivement : ce sont nos sentimens et nos idées qui. se réalisant hors de nous, forment l’humanité ; et réciproquement, c’est l’humanité qui est la cause de nos sentimens et de nos idées. En résumé, l’humanité est un être idéal