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de le faire, mais c’est un véritable suicide; seulement il ne faut pas confondre ces trois choses essentielles avec les formes changeantes et actuelles qu’elles prennent à travers les âges. Ce n’est pas qu’il faille exagérer l’idée de changement et réduire la vie de l’homme à une mobilité perpétuelle. Vivre ce n’est pas seulement changer, c’est continuer; et même il est impossible de persister sans changer ni de changer sans persister. Il suit de là que la patrie, la famille, la propriété sont les conditions indispensables de notre existence. Mais ces trois conditions fondamentales de la vie humaine, quoique nécessaires et excellentes en elles-mêmes, peuvent devenir mauvaises par l’abus. La famille peut absorber l’homme; il en est de même pour la patrie, pour la propriété. L’homme peut devenir l’esclave de la famille, l’esclave de la cité, l’esclave de la propriété.

Telle a été la condition de l’homme dans le passé. C’est le régime des castes; tout autre doit être le régime de l’avenir. La famille doit être telle que l’homme puisse se développer dans son sein sans être opprimé par elle; la cité doit être telle aussi qu’elle n’opprime pas le citoyen ; ainsi de la propriété. En d’autres termes, le développement de l’individu ne doit pas se faire au détriment du droit général de l’humanité. Dans le premier cas, l’homme est sacrifié à la race, dans le second, à l’Etat, dans le troisième, à la terre et aux instrumens de production. On le voit, l’humanitarisme de Pierre Leroux le conduit au socialisme, mais à un socialisme tellement vague qu’il peut se prêter à toutes les interprétations. Il n’explique pas comment on peut empêcher la subordination de l’homme à ces trois choses : famille, État, propriété. Il dit bien que ce sont là des choses « finies, » et qu’elles doivent être organisées en vue de « l’Infini. » Le fini absolu, c’est le mal ; l’infini, c’est le but; l’indéfini est le progrès, c’est le droit, c’est le moyen. Mais comment le fini doit-il être organisé en vue de l’infini, c’est ce qu’il n’explique pas. Ces formules sont trop vagues, elles n’enserrent rien, elles ne déterminent rien. C’est le défaut ordinaire du socialisme. Est-il possible que la famille, la patrie ou la propriété puissent exister sans limitation ! La famille n’est-elle pas nécessairement distincte des autres familles; la patrie, des autres patries; la propriété des autres propriétés? Dès que ces choses deviennent illimitées, elles cessent d’être.

Un remède cependant a été trouvé à la guerre des castes et à l’égoïsme des individus. Ce remède, c’est le christianisme qui