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été atteint, ou elles auraient continué, et alors il aurait été temps de sévir. Le gouvernement n’a pas procédé ainsi : pourquoi? A-t-il voulu seulement prouver que l’article 291 existe encore? On le savait de reste, et il n’y a là rien de bien glorieux pour la République. Sans doute, cet article existe ; mais il aurait mieux valu ne pas le proclamer si haut, puisqu’on l’applique aux uns et pas aux autres, puisqu’on l’applique un jour et non plus le lendemain, puisqu’on l’endort et qu’on le réveille à volonté comme dans l’hypnotisme, puisqu’il ne vit enfin que d’une vie intermittente et capricieuse qui fait de lui un instrument dangereux, non seulement pour les associations contre lesquelles on le tourne, mais pour le gouvernement qui s’en sert.

L’incident le plus curieux du procès de la Ligue de la Patrie française est celui qui a amené M. Brunetière à raconter, comme témoin, une conversation qu’il avait eue avec M. le Préfet de police. Il faut qu’une ligue se sente bien sûre de son innocence et de la bonté de ses intentions pour établir elle-même des relations confiantes avec ce fonctionnaire. Une réunion devait avoir lieu, une conférence avait été annoncée, et, en l’état des esprits, on pouvait craindre dans la rue quelques manifestations peu bienveillantes. La Ligue avait cru devoir en prévenir M. le Préfet de police.

Rien n’a été plus piquant que l’entretien de M. Brunetière avec M. Charles Blanc. M. le Préfet de police a donné les assurances les plus rassurantes au sujet des mesures qu’il avait prises pour le maintien de l’ordre : il voulait bien veiller à la sécurité de la Ligue et il se flattait, avec raison d’ailleurs, de l’avoir assurée. Mais, aux yeux de M. Brunetière, c’était assez pour le présent, non pas pour l’avenir. Il crut devoir faire part à M. le Préfet de police de l’intention où il était, ainsi que ses collègues, de remplir les formalités nécessaires en vue d’obtenir du gouvernement l’autorisation d’exister, et de demander alors cette autorisation. « M. le Préfet de police, raconte M. Brunetière, me répondit en substance qu’il ne me le conseillait pas. Toutes ces Ligues, ajouta-t-il, n’ont pas à proprement parler d’existence légale. L’article 291 du Code pénal est formel : elles n’existent pas. L’usage s’est établi de les tolérer, ou, plus exactement, de les ignorer. Cette autorisation dont vous parlez, vous ferez mieux de ne pas la demander. D’abord, vous ne l’obtiendriez peut-être pas; vous embarrasseriez le gouvernement; il serait obligé d’examiner les titres de votre Ligue et de toutes les autres; il lui faudrait s’expliquer sur la désuétude de l’article 291 ; vous le mettriez enfin dans un embarras d’autant plus grand qu’il ne voit peut-être pas la Ligue de la