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qu’elle était venue au monde sous la forme d’un petit être velu.

Cette intellectuelle déséquilibrée, qui fut amoureuse d’un cardinal, n’a jamais pris au sérieux, comme le dit fort bien M. de Bildt, que le culte de son moi, poussé jusqu’à l’idolâtrie. Si elle croyait fermement en Dieu, c’est qu’il lui paraissait nécessaire que la reine Christine de Suède eût au ciel un spectateur et un témoin. Dans les premiers jours du mois de mai 1680, pendant qu’installée définitivement à Rome, elle y mâchait son frein, une adorable femme, qui ne lui ressemblait que par l’étendue de son esprit et de ses curiosités et l’abondance de ses lectures, descendait paisiblement la Loire, tête à tête avec un vieil abbé, dans un carrosse posé de travers sur un bateau. Quoique le pays qu’elle traversait fût pour elle une vieille connaissance, elle croyait le découvrir; tout lui était nouveau; elle remarquait pour la première fois les ponts, les accidens de terrain, les détours de la rivière, elle admirait les champs et les bois, la fraîcheur des ombrages, le vert naissant du printemps, elle se taisait pour écouter les rossignols, et elle écrivait d’Ingrande à sa fille : « Je ne m’accoutume point à la beauté de ce pays ; vous en seriez surprise vous-même, comme si vous ne l’aviez jamais vu. Il y a des âges où l’on ne regarde que soi. » Je ne crois pas que Christine ait jamais perdu une heure à contempler un paysage, que jamais elle se soit tue pour écouter un rossignol. L’âge où l’on ne regarde que soi, où l’on n’écoute que soi, a duré pour elle jusqu’à sa mort, elle n’a jamais détaché sa vue d’une reine découronnée, qui, se tenant pour le centre de l’univers, employait les hommes et les choses à amuser ses ennuis.

Elle a dit un jour « qu’il naît des bergers avec des âmes royales et des rois avec des âmes de faquins. » Le caractère des âmes royales est d’être capables de se donner à une idée, à un devoir; elle ne s’est donnée qu’à ses caprices. Dure, sèche, profondément personnelle, indifférente aux destinées de son pays, inutile au monde, inutile à elle-même, son grand esprit ne lui a servi de rien. Elle a cherché sa gloire et son bonheur, et son bonheur fut un fantôme, sa gloire une de ces fumées acres qui rougissent les yeux.


G. VALBERT.