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la mort du malheureux écuyer ; c’est une légende accréditée par les poètes et les romanciers, et pas autre chose. »

À l’instigation d’un de ses amis, Christine avait entrepris d’écrire l’histoire de sa vie et l’avait dédiée à Dieu, qui seul lui paraissait digne de recevoir ses confidences. Elle s’y peignait avec complaisance comme une femme dont les passions étaient vives, mais qui, par une faveur divine, avait résisté à ses entraînemens : « Mon tempérament impétueux et ardent ne m’a pas donné moins de penchant à l’amour qu’à l’ambition… Mais mon ambition, ma fierté incapable de se soumettre à personne, mon orgueil méprisant tout, m’ont servi de merveilleux préservatifs. Aussi, quelque proche que j’aie été du précipice, votre puissante main m’en a retirée. Vous savez, quoi qu’en puissent dire l’envie et la médisance, que je suis innocente de toutes les impostures dont elles ont voulu noircir ma vie. » Cependant, parmi toutes les accusations portées contre elle, il en est une qui paraît fondée. On la soupçonnait à Rome d’avoir une intrigue galante avec un cardinal, et les documens publiés par M. de Bildt en font foi, on ne la soupçonnait point à tort. Elle a aimé une fois au moins dans sa vie, et son amant fut un prince de l’Église.

Le cardinal qui eut la gloire d’attendrir ce cœur, et de réduire à l’obéissance un orgueil qui méprisait tout, se nommait Decio Azzolino. Né en 1623 à Fermo, dans les Marches, il appartenait à une famille de petite noblesse. Il fit rapidement son chemin. Le pape Innocent X l’éleva à la pourpre en 1654; treize ans plus tard, Clément IX l’appelait au secrétariat d’État. Beau, bien fait, de grands yeux très parlans, la physionomie frère et charmante, fort lettré, tournant agréablement le vers, aimant les arts, connaisseur en tableaux, il avait tout pour plaire à Christine. Aux dons qui séduisent il joignait des qualités solides et le génie des affaires. Il s’appliqua à mettre un peu d’ordre dans celles de son amie, dont les diamans étaient souvent chez le prêteur sur gages. Dès la première heure il exerça sur elle un irrésistible ascendant ; il était le seul homme qui pût se vanter de la gouverner, de la dominer : « Désormais devant lui la fière reine cède, se prosterne et s’humilie ; elle accepte de lui, avec la soumission la plus complète, reproches et réprimandes… À son esprit inquiet, à son âme mal équilibrée, à ses nerfs irritables, il fallait la direction d’un homme calme, pondéré et martre de soi. » Elle l’institua son légataire universel, en lui intimant l’ordre de brûler tous ses papiers. Mais il mourut deux mois environ après elle, en juin 1689, sans avoir eu le temps de détruire la correspondance qu’elle avait entretenue