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grands mystères seront ravalés au rang d’anecdotes familières. La pente était fatale : du moment où l’art échappait à la tradition par la brèche que la sculpture avait ouverte, il ne pouvait plus se tourner que vers la nature ou l’antiquité. Il n’a manqué peut-être qu’un plus grand nombre de modèles romains, pour que la révolution commencée par la résurrection de la sculpture aboutît dans la France du Nord à une Renaissance. Devant un des portails de Reims, la ville impériale de Jovien, les sculpteurs ont bien su grouper deux statues de matrones, voilées comme des prêtresses, pour représenter la Visitation.

Le développement même de la sculpture au moyen âge explique les répugnances que les images en relief avaient inspirées aux théologiens. Ceux-ci semblaient avoir soupçonné dans la puissance créatrice qui refaisait en pierre toute l’œuvre de Dieu une vertu diabolique, et on eût dit qu’ils apercevaient déjà que l’art païen reviendrait comme d’instinct à ses origines, dès qu’il reconnaîtrait dans quelques statues mutilées ses propres ancêtres.

Cependant, l’Église au XIIe et au XIIIe siècle était assez forte pour se faire une alliée de la sculpture, cette étrangère, sans cesser d’employer la peinture, sa fidèle servante. Deux siècles après les anathèmes de l’écolâtre Bernard d’Angers, un théologien fameux, Sicard de Crémone, prêtait à l’art même des sculpteurs un symbolisme nouveau. «La multitude des sculptures, dit-il dans un passage de son Mitrale que Guillaume Durand a reproduit textuellement, exprime la variété des vertus chrétiennes, et, si les figures en ronde bosse semblent sortir des parois, c’est pour signifier que la vertu est active et qu’autour de ce temple de Dieu qui est l’âme sainte, elle s’avance vers le siècle, pour y faire le bien. »

Ainsi la sculpture n’était plus seulement tolérée comme un art profane capable d’amuser le peuple par des figurines monstrueuses ; elle était devenue à son tour, dans la main de l’autorité ecclésiastique, un instrument d’édification. L’Église n’avait point provoqué la transformation, menaçante pour l’avenir de l’art chrétien, qui livrait à la sculpture les sujets les plus augustes de l’iconographie religieuse. Mais quand le mouvement parti du sud-ouest de la France eut gagné les provinces du Nord où une architecture nouvelle semblait se préparer tout exprès pour accueillir une décoration nouvelle, alors les maîtres de la discipline ecclésiastique, comme Suger à Saint-Denis, appelèrent des sculpteurs pour réaliser en pierre, comme en verre ou en métal, de hautes conceptions.