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trois dimensions au lieu de deux. L’émancipation de l’art, au moins dans les temps chrétiens, a toujours commencé par la sculpture. Nicola et Giovanni Pisano précèdent Giotto; les sculpteurs du duc de Bourgogne précèdent les frères Van Eyck ; et toute la peinture du XVe siècle serait un miracle sans Donatello et Ghiberti. Si l’art byzantin s’est trouvé figé dans une tradition sacerdotale, si depuis le Xe siècle il n’a cessé de vieillir, c’est qu’il n’a pas produit depuis lors une figure de ronde bosse. M. Mâle rappelait à propos du XIIIe siècle le Guide de la peinture : mais qui donc a jamais songé à découvrir un Guide de la sculpture?

En France comme en Italie, l’art de la pierre finit par affranchir les autres arts. Dans les premières années du XIIIe siècle, un vitrail pris entre cent est « en retard » de près d’un siècle sur les sculptures ses contemporaines : l’art traditionnel reste nécessairement archaïque par rapport à l’art qui a repris contact avec la nature. Mais, au temps de saint Louis, les distances qui séparaient la sculpture et la peinture diminuent rapidement. La liberté dont les sculpteurs ont donné l’exemple gagne les dessinateurs de vitraux et les enlumineurs de manuscrits : le dessin s’anime comme le modelé, et l’on voit paraître sur les verrières des figures indiquées d’un trait aussi hardi et aussi spirituel que les croquis de Villard de Honnecourt. En même temps, les compositions traditionnelles et leur sens chrétien s’éloignent de plus en plus du schéma byzantin ou germanique. La peinture, comme la sculpture, devient vivante et française.

Un souffle a couru du haut en bas de la cathédrale. Ce n’est pas l’esprit de Dieu : c’est une force cent fois plus redoutable pour l’Église que les idoles : c’est la Vie. On reconnaît toujours dans l’édifice ces deux mondes que nous y avons distingués : le monde des plantes et des bêtes, et le monde des saints. Mais la séparation n’est plus accusée entre ces deux royaumes comme au temps où l’un était abandonné aux sculpteurs et l’autre réservé aux peintres. La même pierre devient, sous le ciseau de l’imagier, un dragon diabolique ou Notre-Dame en personne. La foi n’a pas pénétré dans le monde sans pensée pour le sanctifier; mais la sève de vie a monté jusqu’à l’assemblée des saints, pour les humaniser. Désormais le Prophète est un vieillard robuste, en même temps qu’un témoin, et la Vertu est femme, en même temps que symbole. Le jour est proche où les saintes prendront l’attitude maniérée et le sourire coquet d’une dame de la ville, et où les plus