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entre les frères du Premier Consul. C’étaient eux en effet, et surtout Lucien, qui avaient tramé cette petite révolution de Cour. Ils s’en occupaient depuis longtemps, ils en avaient parlé à leur frère, mais toutes leurs tentatives avaient échoué.

Ils imaginèrent en conséquence qu’il fallait enlever le Premier Consul à sa Cour, pour le posséder quelques jours en famille, bien sûrs que, si l’ascendant de Lucien pouvait agir seul et sans contrepoids, on obtiendrait facilement le changement tant désiré. Cependant, pour ne pas effrayer Bonaparte, on ne lui proposa pas de venir chez Lucien, mais seulement à Morfontaine, chez le modeste Joseph, dont l’ambition est plus douce et mieux voilée. Bonaparte n’en discerna pas moins le piège qu’on lui tendait. Il refusa d’abord l’invitation sous divers prétextes, mais, enfin, les prétextes manquèrent ou, l’ascendant de ses frères se faisant sentir avec plus de force, il accepta la partie de plaisir qu’on lui proposait. Il crut seulement devoir user de précaution et voulut emmener avec lui Mme Bonaparte. Mais, par des raisons que j’ignore, Mme Bonaparte refusa et persista dans ses refus, si bien que le Premier Consul se vit forcé de faire seul ce dangereux voyage. Nous allons voir comment il s’en tira.

Le Premier Consul a prouvé dans cette occasion qu’il sait, comme dit le proverbe, coudre la peau du lion à celle du renard. Forcé d’affronter des importunités qu’il ne se sentait pas le courage de vaincre, il a employé la ruse pour s’y soustraire.

D’abord, il se rendit à Morfontaine assez tard et déclara qu’il avait faim, et qu’on n’entrerait pas en conversation avant de se mettre à table. Il fallut le faire dîner. Après le dîner, il proposa une partie de chasse et fit battre à ses frères les champs et les bois pendant le temps qu’ils avaient destiné à lui livrer un assaut politique. Rentré au château à neuf heures du soir, Bonaparte se jeta sur une ottomane en homme excessivement fatigué et dormit ou feignit de dormir jusqu’à dix heures. Il se leva alors, mais ce fut pour parler de sa fatigue et pour déclarer qu’il allait se mettre au lit. Il fallut bien le laisser faire. Mais les deux frères se promettaient de prendre leur revanche le lendemain et de ne pas le laisser partir sans avoir obtenu ce qu’ils désiraient. Dans cette confiance, tout le monde se retira quelque temps après le Premier Consul. Mais le Premier Consul ne dormait pas.

À minuit, n’entendant plus remuer personne, il appelle son aide de camp Duroc, qui était couché assez près de lui : — Je veux