Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/157

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disent qu’il a beaucoup baissé et qu’il n’y a plus rien à attendre de sa Muse.

La Harpe est dans un état peut-être encore plus triste. Sa chambre et sa bibliothèque sont meublées comme celles d’un docteur en théologie très dévot. Son libraire ne croit même pas qu’il puisse achever ce qui lui reste à donner de son cours de littérature. Le chagrin que lui a causé la publication de sa correspondance russe et son dernier exil ont beaucoup contribué à l’affaiblissement de sa tête qui n’était déjà pas trop saine avant ces événemens.


Paris, le 5 octobre 1802.

Quoique la Cour consulaire semble vouloir encourager les arts, il est difficile aux poètes d’y acquérir de la faveur ou de la conserver.

Le poète Chénier a été chassé du Tribunat. Le poète Andrieux en sortira à la première journée. Enfin Louis Lemercier est pleinement disgracié. Il avait depuis longtemps dans son portefeuille une tragédie gallo-grecque, intitulée Isule. Il en acheva l’hiver dernier une autre intitulée Charlemagne. Ses ennemis prétendent qu’il voulait y flatter Bonaparte. Ses amis disent au contraire qu’il n’a point aperçu les allusions qu’elle fournit. Par des raisons de coulisses, il voulait, malgré le droit d’aînesse d’Isule, faire jouer d’abord Charlemagne. On fit sentir à notre tragique que Charlemagne serait un hommage rendu au Premier Consul. Il en fut étonné. Son admiration pour Bonaparte était toute républicaine. Il la fondait sur l’espoir de voir un jour notre grand homme rendre aux Français la liberté. Il n’entendait nullement se prêter, par une tragédie en cinq actes, à l’établissement d’une dynastie nouvelle. Dès lors, il songea à faire jouer Isule avant Charlemagne.

Ce n’est pas tout. Louis Lemercier voulut faire sur les sentimens de Bonaparte une épreuve bien digne de toute la niaiserie des persuadés de la Gironde. Il écrivit une grande diablesse d’ode à la Melpomène des Français, où l’on compte cinq ou six strophes assez belles parmi une vingtaine d’autres mauvaises, obscures ou durement versifiées. Il la termina par un éloge pompeux, mais conditionnel de Bonaparte, éloge qui en fait le plus grand des hommes pourvu qu’il n’imite pas César. Il lut cette ode à la Malmaison. Elle y fut très bien accueillie : on en demanda même une