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Bruix a une maison de campagne (jadis à Catinat). Le curé d’Epinay, qui était prévenu, ne se fit pas attendre et contribua à son tour, au nom de l’Église, à sceller cette belle union. Après la cérémonie, Talleyrand pria Bruix de lui prêter sa maison pour achever la noce. Il y passa la nuit avec sa nouvelle épouse et le lendemain ils revinrent à Paris. Certes, pour un ministre d’Etat, on ne peut donner moins à l’étiquette. Il restait encore un autre embarras : comment annoncer ce mariage? La voie des gazettes et même celle des billets semblaient trop pompeuses au modeste évêque. Sainte-Foi vint à son secours et lui dit :

— Invitez à dîner une société nombreuse. Je me ferai attendre. Je n’arriverai que quand vous serez à table, de manière à causer du dérangement. Alors, je m’avancerai vers Madame, d’un air très confus et très embarrassé, et je lui dirai de façon que tout le monde l’entende : « Madame Talleyrand, je suis au désespoir… Et voilà votre mariage annoncé. »

L’expédient fut trouvé admirable: on s’en est servi. Convenons que Crispin et Mascarille n’auraient pas mieux fait et que tout, là dedans, est digne des maîtres et du valet. Maintenant, qui a pu porter Talleyrand à ce mariage? c’est ce qu’il n’est pas aisé de deviner.

On sait mieux pourquoi le pauvre abbé Delille a déclaré le sien. Sa femme est pour lui le plus terrible des tuteurs et, depuis longtemps, elle ne lui laisse pas un écu dans sa bourse. Un libraire de Londres avec lequel il traitait et à qui il confia ses peines lui proposa d’y remédier en terminant le marché à l’insu de sa gouvernante. Toutes les mesures furent bien prises, un notaire mis dans le secret, et, au jour marqué, ils se rendirent chez lui séparément. On convient des faits, le contrat se dresse… Tout à coup la porte s’ouvre, la méchante femelle entre furieuse, vomit un torrent d’injures contre le libraire et le notaire, se saisit du contrat, et, prenant le pauvre abbé par la main, le ramène comme un enfant à la maison. Ce fut alors qu’elle lui dit que, pour éviter toutes ces cachotteries, elle voulait que leur mariage fût rendu public. L’abbé Delille a essuyé depuis une maladie très grave qu’on attribue à la violence qu’il se fit pour satisfaire au vœu de sa femme. Depuis qu’ils sont à Paris, elle met tout en œuvre pour l’éloigner du monde et de ses amis. Elle la logé à la place Royale et fait le plus froid accueil aux Français qui viennent voir son mari. Ceux qui ont vu l’abbé, malgré son cerbère,