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Paris, le 23 août 1802.

On sait que Talleyrand vit avec une femme d’origine peu connue, Danoise selon les uns, Anglaise selon les autres, et qui porte le nom de Grant. Cette aventurière, belle encore après sa jeunesse, intrigante sans esprit, essaya d’abord, le pouvoir de ses charmes sur l’envoyé de Danemark après le 18 Fructidor. Ayant manqué cette conquête, elle tenta celle de Talleyrand et réussit. L’honnête évêque est tellement épris de la beauté surannée de Mme Grant qu’il veut l’épouser ; ce qu’il y a de sûr, c’est que, dès l’an dernier, il s’adressa au Pape pour être relevé de ses vœux, dispense qu’il vient d’obtenir. Tout semblait favoriser ses désirs, tout annonçait son édifiant mariage, mais voici ce qu’on raconte en secret.

Tandis qu’on parlait de Mme Grant, personne ne demandait de qui elle tenait son nom, personne ne songeait qu’il y eût un M. Grant dans le monde. Quelle a donc été la surprise des intéressés, lorsque M. Grant, légitime époux de la maîtresse du ministre, est venu descendre à Paris, hôtel du Cercle, rue de Richelieu, près de Frascati ! Passe encore s’il se fût borné à faire un voyage de curiosité, mais M. Grant avait un but plus sérieux dans ce voyage ; il venait à Paris pour les beaux yeux de sa femme ou plutôt pour ceux de la cassette de M. l’évêque. Il a fait signifier à celui-ci qu’instruit de ses projets avec Mme Grant, il venait s’opposer à leur exécution ; que, marié selon les lois anglaises, le divorce obtenu par son épouse en France pendant la Terreur était absolument nul, et qu’il allait faire valoir ses droits de mari, si provisoirement Monseigneur ne lui comptait 80 000 francs. Talleyrand a trouvé la proposition malhonnête ; il voulut l’éluder, puis il a menacé ; mais M. Grant a tenu bon, et il a fallu le satisfaire. Ce n’est pas tout ; de retour à Londres, ce mari spéculateur a réfléchi qu’il ne devait pas abandonner à si bon marché la propriété de sa femme devenue si précieuse, et, n’ayant plus à craindre à Londres ni les feuilles de route, ni les prisons du Temple, il a de nouveau fait sommer le ministre de lui rendre sa femme, ou de lui payer dix mille livres sterling. On ajoute que Talleyrand les a payées, mais j’avoue que cette seconde partie de l’histoire me paraît un peu suspecte. En supposant la vérité du récit dans toute son étendue, il faut avouer que jamais un mari n’aura tiré meilleur parti de l’infidélité de sa femme, mais aussi