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se qualifier d’avancés, à passer pour « rouges, » comme l’on dit : le parchemin maçonnique garantit le bon teint de leurs opinions; naturellement ils le briguent, et ils l’obtiennent.

Et voici enfin d’honnêtes gens, bien paisibles, qui veulent être ou paraître quelque chose : l’isolement et l’émiettement leur pèsent; au café, maison de verre, nul abandon n’est possible; ils rêvent d’un cercle restreint d’amis, auquel présiderait un bureau… dont ils seraient membres. Vienne le besoin d’une faveur, un embarras avec le fisc, un de ces incidens où l’on souhaite qu’un gratte-papier donne un coup de pouce ou qu’un gros fonctionnaire ferme les yeux : ils retombent lourdement sur eux-mêmes ; ils ne sont rien que des citoyens, c’est-à-dire à peu près rien; et leur rêve devient une obsession. Il y a là, tout proche, une loge dont les membres se serrent les coudes et pressent le coude des puissans : souvent c’est du député qu’ils usent ou bien du conseiller général ; à Angers, à Poitiers, c’est d’un conseiller à la Cour d’appel; dans la Seine-Inférieure, c’est d’un procureur de la République[1] ; dans le Tarn, dans le Gard, c’est d’un chef de division à la préfecture ; dans un département proche de Paris, c’est du commissaire central : tous personnages de marque, délégués au Grand Convent, et tous obligés de porter aide à des Frères qui font appel. Voilà le moyen de n’être plus seul en présence de la bureaucratie. Le curé tonne, en chaire, contre la loge, mais il ne sait pas ce qu’il dit, puisque Pierre Larousse, un savant, et Charles Floquet, un ministre, ont affirmé l’un et l’autre que Pie IX était maçon. D’ailleurs tous les Frères s’accordent à dire que le curé est intolérant et qu’il faut lutter pour la tolérance et la République. On n’était rien, pas même un privilégié, et soudain l’on peut devenir, non seulement un privilégié, mais un lutteur, et non seulement un lutteur, mais un vainqueur. Le voisin, l’autre jour, après boire, racontait qu’il était passé « maître, » et qu’on lui avait dit au terme de la cérémonie : « Salut à vous, mon vénérable maître ! Faites refleurir en votre personne les vertus d’Hiram, répandez l’honneur sur les enfans de la Veuve par vos actes, et grandissez l’humanité par votre amour et vos lumières[2]! » Hiram, la Veuve, qu’est-ce à dire? Le voisin le sait et il se rengorge, comme si c’était difficile de se faire initier. Et pourquoi non, décidément?

  1. Sur la participation des magistrats à la solidarité maçonnique, voir dans la Réforme sociale, 16 janv. 1899, les judicieuses et fines remarques de M. H. Joly.
  2. Minot, Rituels, p. 64.