Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/946

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais c’est que j’ai une requête à t’adresser, mon frère. » Et il profite de l’occasion pour faire une profession de foi des plus imprévues : « Que sait-on du Nazaréen ? Ce que l’on raconte de ses actes et de ses paroles est incroyable, et, du reste, sans importance. Je ne le connais pas. Un Dieu se laisserait-il crucifier ? Je connais seulement le roi que l’Église a placé dans le ciel, le second Dieu de la Trinité, tel que l’a créé la théologie. A lui le ciel, à nous la terre ! A nous, ici-bas, la force et le pouvoir !… Mais nous sommes là à philosopher, et, derrière cette porte, deux hommes attendent la mort ! » On amène les deux princes : le duc fait ouvrir le balcon. Aussitôt les domestiques apportent aux dames des manteaux, des capuchons, des couvertures. Et un page, s’approchant furtivement de la duchesse, lui remet deux lettres, qu’elle cache dans la manche de sa robe. De paisibles bourgeois de Zurich : voilà de quoi nous font l’effet tous les personnages de Conrad-Ferdinand Meyer. Et le luxe du décor où ils nous apparaissent ne sert qu’à nous rendre cette impression plus sensible.

Mais le défaut principal des romans de Meyer, pour un lecteur français, c’est leur manque d’action. Angela Borgia, par exemple, n’est pas seulement formée de deux histoires juxtaposées : chacune de ces histoires est elle-même formée de petites scènes sans aucun lien entre elles. L’auteur nous décrit tour à tour l’entrée de Lucrèce Borgia à Ferrare, l’entretien de don Giulio et d’Hercule Strozzi, le rêve de don Giulio ; jamais nous ne sentons que le récit marche, que chacun de ces épisodes successifs dérive du précédent et amène le suivant. Et sans cesse des digressions, des hors-d’œuvre, et des rêves, tout un appareil d’artifices puérils. Des personnages que tout sépare se rencontrent à point nommé. Gustel Leubelfing retrouve Gustave-Adolphe au moment où il va mourir. Georges Jenatsch n’a pas une aventure sans que le hasard y fasse assister aussi Lucrèce Planta, une jeune fille dont il a tué le père, mais qui l’aime, et qui lui sauve la vie en attendant de le tuer.


Est-ce à dire que Conrad-Ferdinand Meyer soit un mauvais écrivain ? Sa réputation suffirait à nous prouver le contraire : car les lettrés et la foule ne s’accorderaient pas pour l’admirer, il n’occuperait pas la situation qu’il occupe dans la littérature allemande, si son œuvre n’avait pas une valeur réelle. La vérité est que cette œuvre ne s’adresse qu’aux lecteurs allemands. Les traits qui nous choquent en elle nous choquent, simplement, parce que les romanciers français nous ont habitués à nous faire du roman un idéal particulier, d’où ces traits sont