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révolutionnaires qui ont élevé à la déesse Raison un autel sur la place publique étaient aussi philosophes que M. Cousin ! « Eh quoi ! ajoute Pierre Leroux, Dieu ne serait que raison et non amour ? S’il n’est que raison et non amour, pourquoi a-t-il créé ? » Pierre Leroux reproche à Cousin d’avoir confondu le Verbe avec la raison pure, avec la logique ; mais, dans les interprétations que la théologie nous donne de la Trinité, ce n’est pas le Verbe qui représente l’Amour, c’est le Saint-Esprit. Le Verbe, le Xoyo ; des Grecs, est, avant tout, intelligence. Et d’ailleurs, de ce que Dieu est raison, s’ensuit-il qu’il ne soit pas amour ? C’est toujours refuser au philosophe le droit à l’abstraction, sans lequel cependant il n’y a pas de philosophie. En séparant la philosophie de la religion, l’éclectisme a prétendu établir parmi les hommes une véritable aristocratie. La philosophie est pour les gens comme il faut ; la religion est pour les masses. M. Cousin l’a dit lui-même : « La philosophie est l’aristocratie du genre humain. » C’est le contraire qu’il faut dire. Le philosophe n’est pas un aristocrate, c’est le prêtre éternel de l’humanité. Il travaille par elle et pour elle. Jésus pria pour le peuple, — pour les masses qui seules vivent (c’est un mot de M. Cousin) ; il ne sépare pas sa destinée de la leur, il ne les condamne pas à une ignorance éternelle, à un esclavage abrutissant. « Si la philosophie est bonne, pourquoi le peuple ne la posséderait-il pas ? Si la religion est vraie, pourquoi refusez-vous de la prendre ? »

Enfin, résumant, dans une dernière critique, toute la doctrine de son livre, Pierre Leroux termine en disant « qu’il ne s’agit point d’éclectisme, mais de synthèse, » qu’il appelle du reste lui-même le véritable éclectisme. « Il y a en effet des époques où un sentiment nouveau se développe au sein de l’humanité, où des idées qui paraissent inconciliables apparaissent tout d’un coup comme les membres d’un seul corps, où une pensée unitaire relie mille pensées disséminées dans le cours des siècles. Je crois que nous sommes à une de ces époques. » Pierre Leroux donne la vraie formule de l’éclectisme lorsqu’il ajoute que « la vérité absolue nous est donnée dans la vérité relative. » Mais il ne s’agit pas d’opérer mécaniquement sur les idées comme a fait M. Cousin ; « le vrai éclectisme consiste à recueillir la vie cachée dans ces idées, pour faire revêtir à cette vie d’autres idées, pour lui donner une nouvelle vie, une nouvelle manifestation. »