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Après la crise saint-simonienne, Pierre Leroux collabora quelque temps à la Revue des Deux Mondes. Il y commença une Revue trimestrielle de l’Histoire et de la Littérature, qu’il ne continua pas, et publia dans le même recueil son traité Du Bonheur, dont nous parlerons plus loin. Mais il avait l’ambition de devenir chef d’école. Dans ce dessein, il fonda, avec Jean Reynaud, en 1838, l’Encyclopédie nouvelle devant être l’organe de la doctrine de la perfectibilité. Ce recueil contient des articles remarquables ; mais il demeura inachevé. Plus tard, en 1841, Pierre Leroux, qui commençait à jouir d’une certaine célébrité et qui s’était fait connaître surtout par sa doctrine sur la métempsycose, fonda avec George Sand et Louis Viardot la Revue Indépendante. Ce fut dans cette revue que Mme Sand, après s’être retirée pendant quelque temps de la Revue des Deux Mondes, publia plusieurs de ses romans humanitaires tels que Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, où elle s’inspirait des idées philosophiques de Pierre Leroux. La Revue Indépendante fut surtout un organe de socialisme et de démocratie. En 1843, Pierre Leroux, ayant obtenu un brevet d’imprimeur, alla créer une imprimerie à Boussac, et y fonda la Revue sociale. Après la Révolution de 1848, Pierre Leroux fut nommé représentant du peuple, le 4 juin 1848, dans une liste socialiste. Il siégea et vota avec la Montagne et prit un rôle de socialiste militant. Il eut une polémique désagréable avec Proudhon, qui avait critiqué et raillé ses idées dans son journal. Réélu à l’Assemblée législative, il fut exilé au coup d’Etat et se réfugia à Jersey, où il vécut jusqu’à ce que l’amnistie le ramenât en France, en 1869. Il mourut à Paris en 1870, pendant la Commune, qui lui rendit hommage, en envoyant deux délégués à ses funérailles, tout en lui infligeant un blâme pour avoir reconnu l’existence de Dieu. Quant à son caractère, nous avons recueilli ce témoignage, qu’il était bon et affectueux, et généralement aimé, quoique quelquefois indiscret à l’égard de ses amis[1].

  1. Le hasard nous a fait tomber entre les mains une lettre de Pierre Leroux. Quoiqu’elle n’ait aucun intérêt philosophique, nous croyons devoir la reproduire, car on y trouve un ton de bonhomie et de gaieté qui fait honneur au caractère de son auteur. Le grand pourfendeur de Victor Cousin était un bon enfant. Cette lettre est adressée à M. Nouzailles, alors recteur d’Orléans, où Pierre Leroux avait ses enfans au lycée.
    « Mon cher Nouzailles (vous me permettrez, n’est-ce pas ? cette familiarité d’ami, qui supprime hardiment le monsieur), j’ai quelquefois de vos nouvelles par mes petits enfans, pour qui vous avez beaucoup trop de bonté. N’ai-je pas eu là une belle idée, de mettre mes enfans, à Orléans, afin de vous donner de la peine ! Enfin, vous l’avez voulu ; mais j’ai toujours peur que ces coquins-là ne soient quelquefois indiscrets et gênans. Imaginez cette fois-ci qu’ils m’écrivent que voici Pâques, qu’il y aura dix jours de congé, que beaucoup d’élèves iront à Paris, que rien ne me serait plus aisé que de les faire venir, que vous allez à Paris, que M. Barth va à Paris, que M. Dumaige va à Paris, que M. Bouillier (M. Fr. Bouillier, auteur de l’Histoire de la Philosophie cartésienne, aujourd’hui membre de l’Institut. ) va aussi à Paris, enfin il leur semble que, tant de grandes personnes allant à Paris, eux les myrmidons ne peuvent rester au Collège… « Vite, papa, écris à M. Nouzailles : il est si bon, il priera M. Barth de se charger de nous, s’il ne le peut pas lui-même. Enfin il nous expédiera d’une manière quelconque : rien n’est plus aisé. » J’ai été bête à me laisser prendre. J’ai promis de vous écrire. Voyez donc sérieusement s’il y a quelque inconvénient et quelque difficulté ; s’il n’y en a pas, expédiez-les-moi ; je vous les renverrai pour la rentrée, puis j’espère bien vous voir. Vous me direz où l’on vous trouvera. J’espère aussi que je pourrais voir quelqu’un de ces messieurs qui iront à Paris. Je suis en train de faire un long article sur l’Éclectisme de l’ami de M. Bouillier, le grand philosophe Cousin. Je prierai, quand ce sera imprimé, M. Bouillier d’y jeter les yeux. Je ne nie pas que son ami ne soit un homme de génie, mais je n’aime pas sa philosophie. »
    Pierre Leroux n’a pas donné suite à ce projet de communiquer à M. Bouillier les épreuves de son livre sur la Réfutation de l’Éclectisme.