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jours où il lui vient des doutes, des inquiétudes, où elle se dit : « Nous sommes très différens des hommes de là-bas : leur sommes-nous supérieurs de tout point ? Soyons sincères, ils ont sur nous cet avantage que, dans leur conduite comme dans leurs discours, ils sont toujours conséquens à eux-mêmes et à leurs principes. Nous sommes disposés, nous autres, à tout expliquer par l’action de la matière sur la matière ; mais la religion spiritualiste, d’origine asiatique, que nous avons adoptée, nous oblige à compter avec elle, et nous vivons d’accommodemens, de compromis ; nous avons des pudeurs qui nous retiennent et nous gênent ; nous sommes des matérialistes honteux, et nous déguisons les viandes qui nous plaisent. »

Le noir explique tout par l’influence des esprits sur les esprits ; il se sent gouverné par des puissances occultes, avec lesquelles il est en commerce réglé et quotidien ; il voit ce que vous ne voyez pas, il entend ce que vous n’entendez pas, et pour ce visionnaire réaliste, il n’y a de réel que ce que l’Européen n’entend ni ne voit. Mœurs, usages, devoirs de famille, rapports des chefs et de leurs sujets, coutumes judiciaires, sacrifices humains, toutes ses institutions domestiques et sociales sont en parfait accord avec sa doctrine. Nous sommes faits de pièces et de morceaux, et nos actes démentent sans cesse nos paroles ; suivez-le dans sa vie, vous ne le trouverez jamais en contradiction avec lui-même.

Mlle Kingsley aime qu’on soit tout d’une pièce ; et elle sait gré aux Africains d’avoir une logique naturelle, très sûre, très droite, presque infaillible. Mais la logique fait-elle le bonheur, et n’est-il pas permis de croire que nos inconséquences nous rendent la vie plus facile et plus douce ? Ces puissances occultes avec lesquelles le noir est toujours en procès lui donnent de grands tracas, de cruels soucis, d’incessantes alertes. Comme le lièvre de la fable, le fétichiste conséquent est un animal mélancolique, qui ne saurait manger morceau qui lui profite, et tout lui donne la fièvre, un souffle, une ombre, un rien. Quand on croit à des dieux malfaisans, c’est une chose terrible que d’être sans cesse aux prises avec l’invisible. Mlle Kingsley vous répondra que conséquens ou inconséquens, les hommes s’arrangent toujours pour être heureux. Environné d’ennemis, d’embûches et de dangers, le noir compte sur sa patience et son industrie pour se tirer d’affaire. Il n’adore point ses dieux, qui ne lui paraissent point adorables ; la religion n’est pour lui qu’une diplomatie artificieuse et savante, appliquée aux choses surnaturelles. Il conclut des alliances avec les esprits bénins, des marchés avec les dieux méchans, qui sont des dieux