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personne avant elle ait si bien déchiffré le vrai noir, qui n’a subi aucune influence étrangère, auquel le Christ et Mahomet n’ont rien appris, que personne ait expliqué si nettement ce qui se passe dans sa tête crépue, l’idée qu’il se fait de la société civile, de la propriété, de la justice, le culte qu’il rend à sa mère et l’empire qu’elle exerce sur ses pensées, les services qu’il demande à ses médecins et la peur que lui inspirent ses sorciers, son fétichisme qui, comme toutes les religions, a ses écoles et ses sectes, les mystères d’une imagination qui ne croit pas à la matière et attribue tous les événemens de ce monde à l’action d’une hiérarchie d’esprits, les uns sournois ou farouches, dont il faut se garer, les autres plus bénins, dont on se concilie les bonnes grâces par des cérémonies, des caresses et des manèges. Écoutez docilement les explications de Mlle Kingsley, pénétrez-vous de ses leçons, et vous arriverez bientôt à parler et à penser nègre. Vous vous persuaderez sans peine que la matière n’est que de l’esprit inerte, somnolent, toujours prêt à se réveiller. Quand vous verrez un arbre décapité par la foudre, vous direz qu’il avait l’esprit faible et qu’un esprit plus fort l’a tué. Le pot que vous aviez mis au feu s’est fêlé ou brisé ; il a perdu son esprit. Avant de partir pour la chasse, vous frotterez votre fusil avec certain baume qui lui plaît ; rappelez-lui qu’il vous a de grandes obligations, que vous ne lui avez jamais épargné les soins ; s’il vient à rater, vous en conclurez que son esprit était malade et que c’est l’effet d’un sortilège. Ne passez pas une rivière sans vous entretenir quelque temps avec l’esprit des eaux ; priez-le de vous être propice ; s’il faut qu’une barque chavire, que ce soit celle d’un homme qui ne vous aime pas. On réussit souvent à persuader les esprits ; il n’est que de savoir s’y prendre.

Je ne saurais dire si Mlle Kingsley n’a pour le fétichisme et les fétichistes qu’un amour de bienveillance, de charité, ou si son cœur s’est laissé toucher. Sa raison proteste, et dans le fond elle est très raisonnable ; mais elle pense qu’il en est de la raison comme de toutes les choses de ce monde, qu’il n’en faut pas abuser. Elle nous raconte qu’un de ses compatriotes, qui revenait du pays des noirs, avisa en débarquant à Liverpool un facteur de la poste, fondit sur lui, ’ le pressa tendrement sur son cœur : c’était la civilisation anglaise qu’il fêtait dans la personne de. cet humble fonctionnaire, fort étonné de son aventure. « Pour moi, dit-elle, quand je reviens d’Afrique, ce qui me rend fière d’être Anglaise, ce ne sont pas nos mœurs et nos coutumes, ni nos maisons, ni notre climat ; ce sont nos puissantes et ingénieuses machines qui me révèlent la supériorité de notre race. » Et pourtant il y a des