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s’élargissant sans cesse[1]. Il est des choses que les individus ne feront pas, leur fussent-elles éminemment utiles, parce que chacun ne peut ni les faire à lui tout seul, ni contraindre les autres à les faire avec lui. Chacun comptant sur les autres et les autres sur lui, personne ne bouge. L’intervention de l’État est donc justifiée, dans les cas où l’initiative privée et l’association libre se montrent radicalement impuissantes à assurer l’exercice des droits individuels, ou à accomplir une œuvre indispensable de justice sociale et d’intérêt social tout ensemble.

Les fonctions économiques de circulation, qui impliquent par définition même des rapports sociaux et des relations de justice, peuvent permettre mieux que les autres une intervention de l’Etat, mais là seulement où se trouvent des droits à protéger et des intérêts vraiment généraux à sauvegarder. La circulation à la fois libre et sûre n’intéresse pas uniquement les richesses matérielles ; elle intéresse aussi toutes les valeurs intellectuelles et morales, les pensées mêmes et les volontés. C’est ce qui fait que l’Etat peut se charger de certains services vraiment publics, tels que les postes et les télégraphes. D’abord, ces services importent à tout le monde sans exception ; puis, les individus ne peuvent les assurer et les associations mêmes ne les organiseraient pas sans inconvéniens ; enfin, la liberté et le secret des communications entre citoyens sont en réalité la sauvegarde d’un droit et, à ce titre, ne sont pas indifférens à la justice sociale. Pareillement, le droit d’aller et de venir, reconnu par la Constitution, demeurerait un vain, mot si les routes, dans la campagne, si les rues, dans la ville, n’existaient pas ou n’offraient aucune sécurité. L’éclairage même des villes, qui semble d’abord une question de pur

  1. M. de Laveleye nous a raconté l’histoire instructive de cet étudiant de l’Amérique centrale qui suivait avec conviction le cours de M. de Molinari en faveur de l’absolue non-intervention. Le professeur poussait si loin sa doctrine, qu’il voulait remettre à une compagnie l’organisation de la défense nationale. Le jeune étudiant retourne dans son pays, y devient plus tard Président de la République et, en disciple convaincu de l’orthodoxie économique, s’empresse d’appliquer les doctrines de son maître. Il supprime les budgets de l’instruction publique, des cultes, des travaux publics ; et les contribuables d’applaudir à la diminution proportionnelle des impôts. L’État est presque aboli, l’initiative individuelle va se déployer à l’aise. Hélas ! nul n’agit. Les écoles se ferment, les églises, s’écroulent, les routes sont envahies par les jungles, les ports s’ensablent ; c’est le retour au fameux état de nature, c’est-à-dire à la sauvagerie. Le Président, désabusé, mais éclairé par cette expérimentation in anima nobili, dut rendre à l’État ses attributions essentielles. Quant aux citoyens, ils aimèrent mieux payer de nouveau leurs contributions que d’avoir eux-mêmes à paver les rues, à faire les routes, à créer ou à entretenir des ports.