Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/680

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pages regrettables ; et l’on peut se demander si la religion qu’il croyait sincèrement servir a beaucoup gagné à ce qu’Atala et René fussent, vingt ans durant, placés dans le Génie du Christianisme.

Ne nous hâtons cependant pas trop de trancher la question par une négation brutale : nous risquerions fort d’être injuste. D’abord, Atala et René ont fait lire à plusieurs le Génie du Christianisme, et ceux mêmes qui n’ont feuilleté que ces deux « épisodes » ont fait après tout une lecture au moins aussi « édifiante » qu’aurait pu l’être celle de Candide ou de l’Héloïse. De plus, et quelques réserves qu’on puisse faire sur certains détails, ces deux poèmes ne laissent pas d’éclairer singulièrement l’œuvre où ils ont été insérés, d’en préciser le sens intime, et de servir à en mesurer la portée. Si l’on essaye, en effet, de saisir et de ramener à la netteté d’une formule abstraite la pensée maîtresse du Génie du Christianisme, il semble que l’objet du livre ait été de montrer que le sentiment religieux est dans l’homme quelque chose d’aussi profond, d’aussi naturel et d’aussi irréductible à l’analyse que le sentiment de l’amour et le sentiment de l’art ; qu’en tentant de ruiner l’un dans les âmes, ce sont les deux autres que l’on compromet et que l’on altère ; et que, bien loin d’ « affranchir » la nature humaine, on la découronne et on la dégrade. L’idée, je le sais, n’était pas absolument nouvelle, puisqu’on la retrouve esquissée déjà dans Pascal ; mais il n’en était pas, — et ils l’ont bien montré, — qui fût plus étrangère à Voltaire et aux Encyclopédistes ; et Chateaubriand, en la reprenant, ou plutôt en la suggérant à toutes les pages de son livre, a plus fait pour la ruine des paradoxes voltairiens que toutes les pieuses apologies de l’âge précédent. Il n’est pas un des grands esprits de notre siècle qui n’ait donné raison là-dessus au poète contre les « philosophes : » c’est jusque dans Taine et dans Renan qu’on a pu signaler l’action lointaine de cette féconde doctrine ; plus près de nous, il serait facile de lui découvrir des adeptes ; et la fière façon dont Chateaubriand a parlé de son œuvre dans les Mémoires d’Outre-Tombe restera le jugement même de la postérité : « On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux… Le heurt que le Génie du Christianisme donna aux esprits fit sortir le XVIIIe siècle de l’ornière et le jeta pour jamais hors de ses voies. »

Il disait encore : « En supposant que l’opinion religieuse existât telle qu’elle est à l’heure où j’écris maintenant, le Génie