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terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une brise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la bise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d’ineffables délices. Ma bonne sainte mère, priez pour moi Jésus-Christ : votre fils a besoin d’être racheté plus qu’un autre homme. » Sous la grâce poétique du langage, il y a là une chaleur et une vérité d’accent qui ne trompent guère.

Une chose reste vraie néanmoins, et explique en partie les critiques dont il a été l’objet : Chateaubriand apologiste a manqué dans une certaine mesure d’autorité morale, et sa vie a fait tort à son œuvre. Si son christianisme a trop souvent paru superficiel et insincère, si le mot, d’ailleurs injuste, de Sainte-Beuve : « Un épicurien qui a l’imagination catholique, » a passé pour l’expression même de la vérité, avouons qu’il en a été un peu responsable. Sans être janséniste, on peut trouver que les vraies « conversions » sont celles qui se traduisent par une « réformation de l’homme intérieur, » et donc par une réforme des mœurs. Le Video meliora trop souvent invoqué nous semble une excuse insuffisante, et nous sommes gênés d’être un peu redevables du Génie du Christianisme à l’aimable collaboration de Mme de Beaumont : nous sommes décidément ici trop loin du Pascal des Pensées ; or, quand on se mêle d’apologétique, il faut toujours songer à Pascal. — J’insisterais moins, si l’exemple de ces défaillances personnelles avait été perdu, et si elles n’avaient pas laissé dans l’œuvre même de Chateaubriand des traces plutôt déplaisantes. Mais chacun sait que la religiosité romantique et les étranges « accommodemens » qu’elle autorisait dérivent de René en ligne directe, et l’on a très finement montré ici même qu’il était l’ancêtre authentique de nos « décadens du christianisme. » Quand, d’ailleurs, nous ne connaîtrions pas sa vie, — par les autres et par lui-même, — toute son œuvre serait là pour nous prouver que chez lui la préoccupation religieuse a presque toujours été mêlée à des préoccupations plus profanes : toujours, quand il partait pour la terre sainte, « il allait chercher des images et de la gloire pour se faire aimer ; » toujours, quand l’idée de Dieu se présentait à son esprit, elle évoquait presque invinciblement l’image trop adorée de sa Sylphide ; il a dans ses livres trop constamment associé ces deux inspirations ; elles lui ont dicté des