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« autre chose » qu’il faudrait expliquer en partie ces brusques sautes d’humeur, ce besoin presque sauvage d’indépendance et de solitude, ces accès de noire et farouche tristesse, et ces sombres dégoûts, et cet éternel ennui, et cet égoïsme maladif qui lui ont fait tant d’ennemis, et qui ont éloigné de lui tant de sympathies toutes prêtes ?

On voit la conséquence. Etudiant ici même la folie de Jean-Jacques Rousseau, M. Brunetière se demandait si l’auteur de la Nouvelle Héloïse n’avait pas inoculé quelque chose de son mal à la littérature qui est sortie de lui. N’est-ce pas une curieuse coïncidence que l’on puisse se poser presque la même question pour les deux écrivains qui passent avec raison pour les deux pères du romantisme français ? Ici encore l’influence de Chateaubriand serait venue renforcer et raviver celle de Jean-Jacques. Oui, il y a quelque chose de morbide dans la merveilleuse poésie dont René est venu donner le modèle et l’exemple, et il est en partie responsable de ce qu’on a appelé le « bas romantisme : » il y a déjà, — on l’a sans doute noté au passage, — du Barbey d’Aurevilly et du Baudelaire, pour ne rien dire de nos contemporains, dans cette confession amoureuse qu’il n’a pas osé publier ; et les plus mauvaises pages de Hugo et de Musset, de Sainte-Beuve et de Renan ont peut-être leurs origines dans Atala et dans les Natchez, dans les Martyrs[1] et dans les Mémoires d’Outre-Tombe… O René, combien vous aviez raison, après nous avoir parlé de votre Sylphide, de mettre en garde contre vous-même « ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d’imiter ces folies ! »

Ne lui soyons pourtant point trop sévères. Sans doute il a eu à lutter plus qu’un autre pour triompher, — même insuffisamment, — des fatalités physiques. Et puis, n’a-t-il pas chèrement expié ses défaillances, si ce sont elles qui, plus que tout le reste, ont failli compromettre la partie de son œuvre à laquelle il tenait apparemment le plus, son « influence religieuse ? » Car ce ne sont pas seulement les Encyclopédistes, ses premiers adversaires, qui ont mis en doute la sincérité de ses convictions chrétiennes : je sais un excellent juge qui, depuis, s’est montré plus juste, et qui, jadis, sur ce point délicat, en a trop cru sur parole cette mauvaise langue de Sismondi. Et l’on se rappelle Renan félicitant ses anciens maîtres de leur défiance à l’égard de

  1. Voir surtout la première édition des Martyrs.