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pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d’unité indéfinissable à mon travail. » Cette fois, le grand artiste s’est bien défini lui-même, et il nous a sinon livré, du moins indiqué son secret.

Certes, c’est une grande et puissante poésie que celle qui, en s’insinuant partout, est capable de renouveler ainsi, jusque dans sa forme la plus extérieure, l’œuvre littéraire. Mais, comme toutes les poésies neuves et fécondes, elle a sa source dans les profondeurs mêmes de l’âme dont elle est l’expression. Le romantisme, on n’en saurait plus douter aujourd’hui, avant d’être un fait d’ordre littéraire, a été un fait d’ordre psychologique et moral : il a été, chez nous, la manifestation d’une sorte de refonte de l’âme française, et à cette refonte nul, après Rousseau, n’a plus contribué que Chateaubriand. Individualisme impérieux, exaspération de la sensibilité, exaltation de l’imagination, vague et d’autant plus pressant besoin d’échapper à la réalité et de s’enfuir dans le rêve, — ou dans le passé, — désespoir angoissé de n’y pouvoir réussir, si ce sont bien là les principaux traits, maintes fois décrits et analysés qui constituent l’ « état d’âme » romantique, voyez comme ils s’étalent dans l’œuvre tout entière de Chateaubriand, mais surtout dans les Mémoires d’Outre-Tombe. « Je n’ai laissé passer ma vie complète, a-t-il écrit, que dans ces Mémoires. » Il disait vrai, et pour qui sait lire, il n’y a pas d’autobiographie psychologique plus sincère que la sienne. Supposez, en effet, que nous n’ayons pas les Mémoires. A lire toutes les autres œuvres de celui que Gautier a si joliment appelé « le Sachem du romantisme, » on est tout d’abord ébloui, séduit, subjugué par ce style enchanteur, par ces flots de poésie luxuriante : on ne raisonne pas, on ne discute pas, on est sous le charme. Plus tard, il est vrai, le charme s’évanouit un peu ; la critique reprend ses droits, et pour peu qu’elle évoque d’autres termes de comparaison et que la préoccupation morale s’y mêle, on se demande avec une certaine inquiétude si cette poésie, tant et si justement admirée, est de tous points parfaitement saine, si l’inspiration en est toujours très pure, et, pour tout dire, si un je ne sais quoi de morbide ne se mêlerait pas à tant de beaux rythmes et d’harmonieuses images… Mais on hésite à conclure ; et l’on a beau se dire que ni