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maintes fois répété, un nouvel organe au service de sa force physique. La machine, au contraire, est un moyen mis par la science au service de la société pour s’emparer des forces extérieures à l’homme. Dès lors, la force humaine n’est plus aujourd’hui le facteur principal ; l’empire sur les forces de la nature, voilà ce qui mesure le degré de puissance industrielle. D’où cette conséquence : ce sont les possesseurs de la machinerie commandant aux forces de la nature qui, du même coup, ont réglé pour la plus grande part les conditions de l’industrie au XIXe siècle. Or les capitalistes possédaient la machinerie et la plupart des forces naturelles sur lesquelles elle agissait. D’où cette nouvelle conséquence, que le travailleur, tout au moins le travailleur industriel, a perdu en partie le contrôle sur les conditions du travail[1]. C’est le côté vrai des doctrines marxistes.

Les économistes, eux, avaient trop oublié que le capital n’est pas une force purement individuelle, mais en partie sociale, et par son origine, et par ses conditions de développement, et par ses effets de toutes sortes dans le milieu social. L’atomisme économique traitait trop les individus comme des unités isolées, tandis qu’ils forment ensemble des touts organiques.

Dans la grande industrie, l’ouvrier est-il simplement un individu placé, avec toutes ses libertés, en face du « patron ? » Non : il fait partie d’une véritable association contractuelle, qui, en même temps, est un groupement organique ; dans une usine, dans une manufacture, le travail exécuté en commun est nécessairement réglé en dehors de toute volonté individuelle des travailleurs. Les ouvriers réunis dans des usines, avec ou même sans moteurs mécaniques, forment donc une sorte de corps solidaire. La solidarité n’y existe pas seulement entre un ouvrier et un autre, elle existe aussi entre tous les ouvriers et l’entrepreneur. La justice, du même coup, y devient sociale. Dès lors, quoi de plus légitime que de ne pas laisser aux industriels les moins scrupuleux la possibilité d’exploiter, jusqu’à la dernière extrémité, les besoins des travailleurs ? Pour rendre ces derniers libres, croit-on qu’il suffise de les abandonner à eux-mêmes, sans aucune intervention de la loi ? Non, car les travailleurs tombent alors sous la domination de forces irresponsables, qui vont à leur but sans s’inquiéter des

  1. Voir dans l’International Journal of Ethics (oct. 1891) une très remarquable étude sociologique de M. Henry C. Adams, professeur à l’université de Michigan, sur l’Interprétation des mouvemens sociaux de notre époque.