Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/666

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chateaubriand en composant ses Mémoires. Nature exceptionnelle, pleine de contradictions, de mystères et d’orages, il a éprouvé le besoin de s’expliquer à lui-même et aux autres ; il a essayé de voir clair dans le chaos du monde qu’il portait en lui. Sans qu’il en coûtât rien à sa « dignité d’homme, » il a voulu se raconter, s’analyser lui-même, et cette fois sans détour et sans subterfuge. Car il l’avait déjà fait sous bien des formes et sous bien des prétextes : il n’était pas une de ses œuvres qu’il n’eût tirée presque tout entière de son « moi » ; il n’était pas un de ses héros auquel il n’eût prêté son âme ardente, pas une de ses créations qu’il n’eût animée de sa flamme, de sa passion, de son génie. « Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. » Et la source n’était pas tarie : René pouvait croire qu’il s’ignorait encore, René était encore un mystère pour lui-même ; tous les désirs qu’il avait caressés, toutes les pensées qui lui avaient traversé l’esprit n’avaient encore pu trouver place dans les œuvres, pourtant si libres d’allures, qu’il avait conçues. — Mais ce poète était aussi un homme d’action. « Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, publiciste… Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes Mémoires, les principes, les idées, les événemens, les catastrophes, l’épopée de mon temps… » Voilà le grand mot lâché : en se racontant lui-même, Chateaubriand racontera son siècle tout entier ; cette autobiographie sera une œuvre d’histoire ; et par la force des choses, comme par le génie de l’auteur, ce poème lyrique s’achèvera en épopée.

On entrevoit dès lors tout ce qu’a dû être, tout ce qu’a été effectivement une œuvre ainsi conçue. Personnelle avant tout, et dans tous les sens du mot, tel en a été le caractère éminent, foncier, irréductible. On en a parfois été choqué et scandalisé, plus que de raison peut-être. « C’est un ouvrage sans moralité, » écrivait George Sand à Sainte-Beuve, tout heureux d’enregistrer ce propos ; et l’on peut se demander si le mot n’est pas un peu bien fort sous la plume de l’auteur de Lélia. Car d’abord, il paraît assez difficile d’écrire ses Mémoires sans parler un peu, et même beaucoup de soi ; et, depuis Retz jusqu’à George Sand elle-même, on