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« N’espère pas me tromper, l’amitié a bien plus d’illusions que l’amour, et elles sont bien plus durables. L’amitié se fait des idoles, et les voit telles qu’elle les a créées[1] : elle vit du cœur et de l’âme ; la fidélité lui est naturelle, elle s’accroît avec les années.

« L’amour enivre, mais l’ivresse passe. Il ne vit pas de pureté[2], et ne se nourrit pas de gloire : découvrant tous les jours que l’idole qu’il a créée perd quelque chose à ses yeux, il en voit bientôt les défauts, et le temps seul le rend infidèle en dépouillant de ses grâces l’objet qu’il aime. Les passions ne rendent point ce que le temps efface : la gloire ne rajeunit que notre nom.

« Non, je ne souffrirai jamais que tu entres dans ma chaumière : c’est bien assez d’y repousser ton image, d’y veiller comme un insensé en pensant à toi ! Que serait-ce si tu étais assise sur la natte qui me sert de couche, si tu avais respiré l’air que je respire la nuit, si je te trouvais à mon foyer compagne de ma solitude ? Il y a dans une femme une émanation de fleur et d’amour. Lorsque tu chantes, ta voix me rend fou et me fait mal ; tu as l’air de la mélodie elle-même rendue visible et accomplissant ses propres lois.

« Comment croirais-je que cette vie de veuvage pourrait longtemps te suffire ? Deux beaux jeunes gens peuvent s’enchanter des soins qu’ils se rendent ; mais un vieil esclave, qu’en ferais-tu ? Pourrais-tu, du matin au soir, supporter la solitude avec moi, les fureurs de ma jalousie prévue, mes longs silences, mes tristesses de cœur et tous les caprices d’une nature malheureuse qui se déplaît et croit déplaire aux autres ?

« Et le monde, en supporterais-tu les railleries ? Si j’étais riche, il dirait que je t’achète et que tu te vends, ne pouvant admettre que tu puisses m’aimer. Si j’étais pauvre, on se moquerait de ton amour, on me rendrait un objet ridicule à tes propres yeux, on te rendrait honteuse de ton choix. Et moi, on me ferait un crime d’avoir abusé de ta simplicité, de ta jeunesse, de t’avoir acceptée, ou d’avoir abusé de l’état de[3] où tombe[4] le temps de te presser dans mes bras. La jeunesse embellit tout,

  1. Cette phrase ne se trouve pas sur la copie ; Edouard Bricon prétend n’avoir pas pu la lire sur l’autographe. Je ne donne nia lecture que sous toutes réserves ; mais il me semble pourtant qu’il y a des passages plus illisibles.
  2. L’auteur de la copie et moi avons cru lire cette phrase dans le manuscrit, mais nous ne sommes sûrs, ni l’un ni l’autre, de notre lecture.
  3. Ici un mot illisible.
  4. Ici quatre ou cinq mots illisibles.