Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passant parfois dans un étroit chenal, le plus souvent voguant au large, au milieu d’innombrables bateaux de pêche et sur une mer tranquille comme un lac. Puis, après Kobé, on entre dans le Pacifique et, longeant de loin la côte, on arrive à Yokohama. Tout à fait moderne, le quai où se présentent des hôtels, des clubs, des agences de paquebots. Le soir, un guide empressé m’emmena visiter le Yosivara, cet étrange faubourg où des milliers de femmes, assises sur leurs talons et fumant leur petite pipe, sont à l’étalage, derrière des barreaux disposés comme une grande cage, et sourient aux passans.

J’ai consacré une huitaine de jours à visiter Tokio et les environs. Je vois dans mon souvenir un kaléidoscope de temples superbes, de laques d’or, de laques rouges ou noires, de bronzes exquis, de tombeaux aux portes sculptées ou peintes, de maisons de thé aux jardinets invraisemblables de culture peignée, de parcs aux arbres gigantesques, d’armures de Daïmios et de Samuraïs, de sabres, de kakémonos, de bibelots étonnans, d’images, de fleurs, de broderies ou de cloisonnés. A Kamakura, j’admire le Bouddha en bronze, de dix-sept mètres de haut, je parcours des parterres de lotus en fleurs ; à Enoshina, je visite la grotte d’azur et les pagodes si pittoresquement étagées sur ce rocher à pèlerinages. Partout, dans ces lieux bien disposés pour la prière et pour le plaisir, se pressent des gens pleins de ferveur et d’entrain : à les regarder prier, ces dévots, tapant des mains pour appeler l’attention des dieux, se purifiant par des prosternations sans fin et par des offrandes, on se sent pénétré d’un religieux respect que la débauche affichée tout à l’entour, dans les maisons de thé, tempère bien vite d’un doux scepticisme.

A Tokio, j’ai été frappé de l’analogie qu’offre le Palais Impérial avec celui de Pékin : même importance, mêmes fossés respectables, mêmes murailles imposantes. Mais, au Japon, tout est bien conservé, entretenu, ratissé ; de beaux arbres étendent leurs branches au-dessus des murs ; on sent que ce peuple est encore à point, tandis que la Chine ne l’est plus.

Cependant la crise politique et financière que traverse en ce moment le Japon est pleine de périls. Après le prodigieux effort qu’ils ont fait pour passer en quelques années de la féodalité au régime parlementaire, de l’isolement dans le monde au rang d’une grande puissance, ils se trouvent aujourd’hui singulièrement affaiblis dans les organes de leur gouvernement et fatigués par une