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pur sang : végétations exubérantes, parfums étranges des fleurs, traînées mystérieuses de la lune sur des lacs et des ruisseaux ombragés, lucioles qui rayent l’air de leur fusée lumineuse ; ensuite, au petit jour, silhouettes bizarres des temples, réveil, sur le trottoir et sur le pas des portes, de toute une population installée là pour dormir, formes sculpturales de torses nus, grands yeux très doux, étonnés de notre passage matinal… J’y pensais encore, que déjà nous pénétrions dans les détroits entre Sumatra et Malacca, sous des torrens de pluie, et par une chaleur vraiment fatigante.

Le dimanche 15 mai, nous stoppions devant Singapore. Un petit char à bancs, appelé malabar, tout découpé de volets pour laisser circuler l’air, nous amène rapidement jusqu’au centre de la ville, bien tenue, bien ordonnée, comme il convient à une possession anglaise. De superbes Hindous, hauts de six pieds, à la barbe frisée en boucles, au turban énorme de couleur écarlate, font la police, le bâton d’ordonnance à la main, et surveillent, impassibles, les Chinois affairés qui pullulent. C’est un premier coup d’œil sur la population jaune avec ses porteurs de fardeaux tenus en équilibre sur un long bambou, ses coureurs attelés aux petits chars, ses mendians, affligés d’éléphantiasis. Des groupes de loqueteux, accroupis devant un restaurant en plein air, ingurgitent prestement, avec leurs bâtonnets, des potées de riz et de choses bizarrement colorées, tandis que passent, flegmatiques, des commis ou des marchands d’une tournure très correcte. L’aspect général est d’ailleurs de belle allure, avec des villas, des jardins, des gazons entretenus à grands frais. Le Jardin zoologique est une merveille de plantes tropicales groupées avec art. Et, dans un petit coin réservé, un sanctuaire à l’abri du soleil, au milieu de courans d’air savamment ménagés, on admire quoi ? quelques fleurs du Nord, des œillets, des marguerites, des bleuets, que le jardinier en chef, un Allemand, est parvenu, à force d’art, à faire pousser sous l’équateur. Comme ce petit détail de botanique nous fait mesurer la distance où nous sommes déjà de nos jardins d’Europe !

Deux jours après Singapore, nous étions à Saigon : même végétation, mais aspect tout différent. Ici les maisons ont coquette apparence, avec un peu de prétention dans leur architecture ; les rues sont larges et ombragées ; les Européens, tout de blanc habillés, montrent des physionomies connues : c’est Marseille sous les tropiques, avec des cafés, des théâtres, des perruquiers