Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’humanité, est-il prouvé que le triomphe final de la multitude prolétaire nous amènera un état meilleur ? Les nouveaux vainqueurs vaudront-ils mieux que les anciens, et la nouvelle servitude sera-t-elle plus douce parce qu’elle sera la toute-puissance du nombre ? Les marxistes eux-mêmes ont sans cesse à la bouche, autant que M. Sighele ou M. G. Le Bon, l’infériorité des « foules, » de la « mentalité collective ; » comment donc la sagesse et la justice régneront-elles, si la foule devient toute-puissante, et comment les esprits inférieurs auront-ils le privilège de réaliser l’ordre supérieur ? On peut se demander si, le jour où l’autorité serait exercée non plus par la classe moyenne, mais par la masse ouvrière, dont l’éducation sera toujours et nécessairement moindre par rapport au reste, les abus disparaîtraient par enchantement ; si la « dictature du travail manuel » serait plus douce et moins oppressive que la « dictature du capital. »

Tout en affectant d’abstraire l’idée de justice pour la remplacer ainsi par celle d’une lutte de forces, les marxistes tâchent de montrer que tout capitaliste détient injustement les produits du travail d’autrui et de la société entière, par exemple la rente, le revenu, l’intérêt, etc. A coup sûr, la rente de la terre et le revenu des capitaux renferment une part sociale, résultant du développement même de la société ; c’est ce que nous avons nous-même soutenu ici il y a longtemps. Mais les collectivistes veulent nous faire croire que le salaire seul est un gain absolument individuel et tout entier revenant à l’individu. Or, c’est là une erreur, qu’on oublie trop de relever. Vous avez construit une maison dans un faubourg ; ce faubourg se peuple et devient important : le prix de votre maison quadruple spontanément en vertu des relations sociales. « Plus-value imméritée ! » — Mais les ouvriers qui profitent de ce qu’on a besoin d’eux dans ce quartier nouveau pour y obtenir de bons salaires profitent aussi, par cela même, d’une plus-value provenant de relations sociales. « Rente imméritée ? » Les ouvriers allemands qui ont été employés à fabriquer l’alizarine ont bénéficié d’un progrès de la science, et ce même progrès a ruiné les cultivateurs français de garance. Est-ce le mérite des salariés allemands qui leur a valu cette abondance de salaires, et est-ce le démérite des paysans de Vaucluse qui leur a valu cette perte ? La roue de la fortune n’existe pas seulement pour tout ce qui vient de la terre et de la nature, elle existe aussi pour ce qui vient des hommes et de la société. Il y