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religions mêmes qui ont pu agir sans la « foi, » par conséquent sans une idée dominante ? Quelle morale est efficace sans une conception relative à la valeur et au but de la vie humaine ? Enfin, quel est le peuple qui, sans changer ses idées directrices, a pu changer ses institutions et son mode de civilisation ? L’histoire ne nous en montre aucun exemple. L’ignorance et l’erreur se paient toujours ; autant d’idées fausses, autant de défaites pour les peuples et pour les individus. Tant vaut la pensée, tant vaut l’action. C’est avec les idées des savans et des philosophes, non plus avec la lyre des poètes, que sera bâtie la cité de demain.

D’ailleurs, Marx a réfuté lui-même son matérialisme historique, en se voyant obligé à la fin de rétablir dans l’histoire le rôle des théories, et par conséquent des idées. « La théorie même, dit-il, devient une force matérielle aussitôt qu’elle pénètre les multitudes. » Le mouvement prolétaire, en effet, coïncide avec l’établissement des écoles populaires et la diffusion de la culture. D’une part, sans l’idée et le sentiment de la dignité humaine, on ne peut réveiller les classes laborieuses de leur sommeil séculaire ; d’autre part, en faveur de la cause ouvrière, il faut faire la conquête spirituelle des élémens supérieurs de la classe élevée. Toutes choses qui ne peuvent être l’œuvre ni des seuls ouvriers, ni des seuls intérêts économiques. C’est donc aux esprits désintéressés que le matérialisme utilitaire est forcé de faire appel.

La grande tradition française avait vu dans la société l’union et la sympathie en vue des idées universelles ; l’école allemande de Marx y voit une simple guerre de castes pour la possession des biens matériels. Par-là, le matérialisme économique s’insurge contre ce principe de la Révolution française qui déclarait abolie toute division de la société en « classes. » Il fait de l’aristocratie à rebours : à la religion du droit divin il substitue ce que Proudhon appelait la religion de la misère. Enfin il déplace la guerre, loin de la détruire, pour la rendre tout intérieure et civile, c’est-à-dire encore plus odieuse et plus « inexpiable. » La lutte des classes, érigée en loi de l’histoire par le marxisme, comme la concurrence des individus l’avait été par l’école de Manchester, n’est que la guerre transportée à l’intérieur, la patrie remplacée par quelque chose de plus fermé et de plus exclusif : l’intérêt du groupe des prolétaires devenu la seule patrie ; l’étranger et l’ennemi, c’est le capitaliste. Mais, si cette lutte en vue de la puissance et de la jouissance égoïste est vraiment la loi