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pas qu’il en soit l’enfant légitime, disons qu’il en est le bâtard. Les prétendues lois de Malthus, de Ricardo, de Stuart Mill ont abouti au socialisme matérialiste de Marx, qui en est l’application. Intérêt économique comme moteur essentiel de l’histoire, concurrence économique, rente de la terre et « surtravail » aboutissant au capitalisme, lutte des classes, triomphe futur des intérêts les plus nombreux et les plus forts ; enfin, retour final des instrumens de travail à la collectivité : toutes ces théories sont dérivées d’une conception qui applique exclusivement à l’humanité les lois naturelles. On a bien eu raison de le dire : le collectivisme matérialiste de Marx, comme le socialisme agraire de George, repose sur « les parties caduques de l’économie politique : » disons mieux, sur les parties ruinées.

L’économisme collectiviste prétend d’abord être amoral comme l’économisme individualiste. Karl Marx professe le plus profond dédain pour les idées en général, pour les idées morales ou religieuses en particulier. Les réformateurs français avaient dit : ce que nous demandons, ce n’est point la « charité, » c’est la justice ; les réformateurs allemands disent : ce que nous demandons, ce n’est pas la justice, c’est le pouvoir. Et ce pouvoir, nous ne le demandons même pas, nous le prenons : par la force même des choses et par l’évolution de l’histoire, le peuple l’aura un jour tout entier. Il ne s’agit pas de spéculer sur des idées, mais de constater dans le présent et de prévoir pour l’avenir la marche naturelle des faits. Ainsi se constate la lutte actuelle des classes ; ainsi se prévoit leur suppression finale par le triomphe universel des travailleurs au sein du collectivisme universel. Quant aux « idées » d’un peuple, soit philosophiques et scientifiques, soit morales et religieuses, elles ne font que refléter passivement son organisation économique, sur laquelle elles demeurent sans action profonde.

A notre avis, les idées ne sont pas seulement des « reflets » et le génie de la France a eu raison d’y voir aussi des forces qui tendent à se réaliser en se concevant, par cela même à modifier peu à peu et les caractères individuels et les conditions sociales. L’influence des idées est sans doute moins visible que celle des intérêts et des passions, dont la puissance communicative éclate aux yeux et produit des résultats matériels faciles à constater ; mais l’action des idées est plus profonde et plus durable, parce qu’elle exprime, non un état particulier et présent du système