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vous savez, Gourgaud, le lendemain de la bataille de Dresde, quand on m’annonça que Schwarzenberg était tué, j’en fus enchanté. Non pas que je souhaitasse la mort de ce pauvre homme, mais parce que j’avais un poids de moins sur la poitrine, pensant que son malheureux incendie avait présagé le malheur pour lui et non pour moi. » Cette croyance au pressentiment s’accompagne de la conception antique de la Némésis. Il ne faut pas trop demander à la Fortune. Napoléon lui avait trop demandé. C’est elle, c’est la Fatalité qui l’a vaincu à Waterloo.

Fatalité, fortune, hasard, il croit que les affaires du monde leur sont abandonnées. C’est là le fond même de sa conception de l’histoire et de ses doctrines politiques. C’en est l’erreur fondamentale. Il est le théoricien de l’accidentel. Il pose en principe que les grands événemens tiennent à de petites causes. Réparez l’erreur d’un officier d’ordonnance, et la bataille de Waterloo était gagnée. Donnez à Louis XVI un bon ministre, et la Révolution était arrêtée. Au surplus, y a-t-il eu même une Révolution ? « Je pense singulièrement. Je crois qu’il n’y a pas eu de Révolution, que les hommes de 1789 étaient les mêmes que ceux du temps de Louis XIV. C’est la Reine et les ministres qui se sont égarés dans de fausses mesures. Les Français n’ont pas le caractère vil, comme les étrangers le pensent, mais tout est mode. Et tel qui était hier un persuadé bonapartiste, est aujourd’hui un persuadé royaliste, et sera demain un persuadé républicain. » C’est donc aux volontés individuelles qu’il appartient de changer à leur gré le décor de l’histoire. Tout dépend des inspirations ou des erreurs de l’acteur principal. Cette conception du rôle démesuré de l’individu dans l’histoire explique que Napoléon ait pu entreprendre son œuvre ; et elle explique aussi bien la fragilité de cet échafaudage sans fondations. Quand l’Empereur eût mieux profité des fautes de Wellington, et quand il eût écrasé Blücher, c’eût été un répit de quinze jours. Ce qui l’a arrêté dans les plaines de Belgique, ce n’est pas seulement l’Europe moderne coalisée. C’est tout un passé d’histoire qui s’est dressé devant lui. C’est la lutte inégale, engagée contre cet adversaire mystique, qui devait amener l’inévitable dénouement. L’individu, si grand soit-il, et soit-il Napoléon, ne se heurte que pour être broyé contre l’œuvre collective des peuples et des siècles.

C’est le grand enseignement que peu à peu révèle au prisonnier de Sainte-Hélène sa méditation solitaire. Tel est le sens de certaines phrases qui lui échappent et qui sans cela sembleraient incompréhensibles. « C’est à peine si l’histoire parlera de moi… Bientôt je serai