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De ces propos de Napoléon et de son attitude se dégagent quelques-uns des traits de sa physionomie. Il est admirable d’abord par sa résistance physique, son endurance de la fatigue. Il répète qu’au cours de sa vie, chaque fois qu’il s’est senti fatigué de travail ou malade, son remède a été une course à cheval, une débauche de table ; après quoi il n’y paraissait plus. A Sainte-Hélène, ce qui l’a tué, en grande partie, ç’a été la privation d’exercice. Dans les premières semaines, il sortait à cheval ; devant la prétention du gouverneur de le faire escorter d’un soldat anglais, il a jugé qu’il était de sa dignité de ne plus se montrer. Il s’est enfermé dans sa piètre habitation de Longwood, ne quittant sa chambre à coucher que pour la salle à manger où il prenait de rapides repas. Dans ces deux pièces, faute de mouvement, faute d’espace, faute d’air libre, sa santé s’est promptement altérée ; il souffre des jambes, du foie, du cœur ; il est facile de prévoir que sa fin ne sera pas longue à venir et qu’elle n’aura été retardée que par sa robuste constitution physique. Même vigueur intellectuelle, même puissance de travail. Une mémoire extraordinaire. Il sait les noms des officiers de tous les régimens, les endroits où les corps se sont recrutés, distingués, l’esprit de chaque demi-brigade. Il est fier de cette prodigieuse mémoire, il en a la coquetterie ; et, comme il n’est pas homme à s’arrêter aux vanités d’amusement, il en tire profit et parti, en fait un moyen d’action, un instrument de règne. Une netteté dans les idées, une régularité dans le jeu de l’esprit, une intelligence qui est elle-même une merveille d’organisation et de classement. « Je pouvais discuter pendant huit heures sur une question, et au bout de ce temps prendre une autre matière à discussion avec l’esprit aussi frais qu’en commençant. » Une rudesse, une brutalité de manières, une grossièreté de parole, une trivialité de plaisanterie, qui sont du soldat de fortune. Puis des retours de bonhomie, de familiarité, des caresses de langage, tout un art de la séduction. « Hudson Lowe a dit que j’étais l’homme le plus fin qu’il y eût au monde. Je sais prendre un petit air doux quand je veux embobiner quelqu’un. » L’Empereur avait « embobiné » des personnages d’une autre taille que Hudson Lowe ; le malheur fut qu’il eût affaire à un esprit étroit, tracassier, affolé par la responsabilité qui pesait sur lui, et, pour tout dire, à un sot. Mais combien peu lui avaient résisté de ceux à qui il avait voulu plaire ! Un mélange d’emportement et de possession de soi, tel qu’au plus fort de ses colères on ne sait pas dans quelle mesure les éclats en sont involontaires ou concertés. Un souci constant de l’effet à produire, un instinct du mot, de la phrase, de l’attitude théâtrale.