Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec Montholon et sa femme qui me font grise mine de ce que l’Empereur a travaillé avec moi… Mme Bertrand me dit : « Si vous tenez un journal, écrivez-y les méchancetés de Mm" de Montholon. Cette vilaine femme n’a-t-elle pas dit hier que mon enfant maigrissait et que mon lait ne valait rien ?… L’Empereur est allé voir Mme Bertrand, ce dont Mme de Montholon se montre jalouse. Aussi, pour la consoler, l’Empereur lui promet-il de l’aller visiter demain. » Quelle fin ! Avoir tenu dans ses mains les destinées du monde, et vieillir parmi ces commérages !

Aussi chaque fois que Gourgaud laisse la parole à Napoléon, il semble que son texte s’illumine. Comme il est naturel, les événemens les plus récens sont ceux qui reviennent le plus souvent dans la conversation de l’Empereur. A plusieurs reprises il se reporte aux incidens du retour de l’île d’Elbe. Les premières étapes se firent au milieu d’indices peu rassurans. On rencontra des enfans qui chantaient des chansons pour l’Empereur contre les Bourbons ; cela commença de faire mieux augurer de la suite. Les gens s’attroupaient, s’étonnaient : « Un maire, voyant la faiblesse de mes moyens, me dit : Nous commencions à devenir heureux et tranquilles, vous allez tout troubler. Je ne saurais exprimer combien ce propos me remua, ni le mal qu’il me fit. » Sur la perte de la bataille de Waterloo quel aveu précieux à recueillir de la bouche du vaincu ! « La pluie du 17 juin a plus influé qu’on ne croit sur la perte de Waterloo. Si je n’avais pas été si fatigué, j’aurais couru à cheval toute la nuit… » Peu à peu il évoque de plus lointains souvenirs ; il fait comparaître l’image des anciens combats, il apprécie ses plus fameuses victoires et les armées qui les lui ont gagnées ; soldats d’Italie, d’Austerlitz, d’Iéna, il les passe encore en revue. Un rêve flotte devant ses yeux qui n’ont jamais cessé d’en aimer le mirage, c’est son rêve d’Orient : « Si j’avais pris Acre, et cela a tenu à trois mauvais petits bâtimens qui ont eu peur d’arrimer, je serais allé aux Indes. Mon intention aurait été, à Alep, de prendre le turban. J’étais assez aimé pour cela et je me serais trouvé à la tête d’une bonne armée de 200 000 auxiliaires. L’Orient n’attend qu’un homme. » Il enlève en quelques touches le portrait des principaux acteurs de la Révolution, conventionnels, terroristes, directeurs. « Barras, gentilhomme provençal, s’était fait connaître par sa forte voix dans les discussions ; il ne prononçait qu’une ou deux phrases, mais elles éclataient comme des coups de tonnerre. Il avait toutes les habitudes d’un maître d’armes, crâne et fanfaron… Débauché, déhonté, il volait ouvertement… Il était le seul du Directoire qui possédât des manières distinguées, qui sût recevoir et traiter… Il était extrêmement faux,