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dissentimens de Gourgaud avec ses compagnons n’auraient été qu’une comédie organisée de longue main afin de donner le change aux Anglais et de permettre à Gourgaud de remplir en Europe une mission secrète. Qu’il y ait eu entre Montholon et Gourgaud une réconciliation telle quelle, qu’on ait profité du départ de Gourgaud pour le charger de différentes missions, rien de plus vraisemblable et rien de plus naturel. La cause du départ de Gourgaud n’en reste pas moins certaine ; ç’a été l’impossibilité de rester. Gourgaud est l’homme des grands jours, des heures décisives. C’est l’un de ces serviteurs héroïques qui se trouvent dépaysés, mal à l’aise, sitôt que leur héroïsme est sans emploi. C’est l’un de ces terribles amis sur qui l’on peut également compter pour vous sauver la vie et pour vous la rendre insupportable.

Cela met dans une évidence qui jamais n’était apparue avec tant d’éclat l’un des pires supplices imposés à l’Empereur et qui lui vint justement de la présence de ses compagnons. Ils étaient là une demi-douzaine de Français venus pour adoucir au maître déchu l’amertume de l’exil, et ni la grandeur de l’infortune autour de laquelle ils étaient groupés, ni la beauté du rôle qui leur était échu, ne purent les élever au-dessus des jalousies mesquines et des rivalités misérables. Dans cette cour qui était une prison, ils restent des courtisans. Ils se surveillent avec la même étroitesse ; ils se disputent avec la même âpreté un regard du prince. Ils n’ont d’ailleurs ni l’amusement des intrigues, ni la parade de la représentation, ni les perspectives de l’ambition. Tout horizon leur étant fermé, c’est sur eux que leur vue retombe donc sans cesse, et ils s’en veulent de la nécessité où ils sont de se retrouver toujours les uns en présence des autres. Les journées recommencent pareilles et pareillement longues. Que faire, et comment gagner l’heure d’aller dormir ? Une promenade, un dîner en ville, une revue des troupes anglaises, la rencontre d’une amazone, sont des événemens. Une purgation ou la maladie de la petite Bertrand, qui a le ver solitaire, sont aussi des événemens. Quelques lettres, de rares visites, de vagues gazettes apportent d’Europe des nouvelles incomplètes, incertaines, inexactes. On lit, de préférence des tragédies. On a des passe-temps de petits bourgeois : on tire les Rois, on se mesure au chambranle d’une porte, on aspire à se peser. On s’ennuie. Ennui, tristesse, chagrin, ces mots reviennent à chaque page du journal ; ils y servent de ponctuation. Dans cet ennui, les caractères s’aigrissent. Les désaccords s’accentuent, les brouilles se prolongent, les discussions s’enveniment. On en vient à se haïr pour tout ce que ce genre de vie a de haïssable. « Les Montholon sont dans la joie du départ de Las Cases… Je dîne