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forcé la ville. C’est moi qui, au retour, me suis emparé de Troyes. Enfin, à Fontainebleau, je suis resté avec l’Empereur, alors que tout le monde l’abandonnait ; il m’a envoyé deux fois à Paris… Vous m’avez vu à Waterloo et j’ai été chargé de porter la lettre au Prince Régent. » Choisi par Napoléon pour l’accompagner à Sainte-Hélène, il n’hésite pas. Il part. Seulement il se trouve que cette nouvelle forme du dévouement ne rentrait pas dans les moyens du vaillant général. Intrépide sur le champ de bataille, il était moins bien pourvu des qualités qui se dépensent en temps de paix, dans l’ordinaire de la vie. Ombrageux, soupçonneux, haineux, il a pour l’Empereur une passion jalouse et qui ne tolère aucun partage. Pour lui quiconque approche l’Empereur est un rival, et il traite chaque rival en ennemi. Ce sont d’incessantes querelles, des récriminations, des violences de langage insensées. Il souffre réellement, il se trouve malheureux, et il n’est pas de ceux qui se résignent. Tantôt il boude, s’enferme dans un mutisme de protestation, prend des attitudes dignes et des airs tragiques ; tantôt il s’épanche en récriminations, il éclate en scènes violentes, récapitule ses services, énumère ses blessures, rappelle le coup de pistolet de Brienne, fait étalage et fait reproche de ses sacrifices. Il a trente-deux ans ; il a brisé sa carrière, compromis son avenir, abandonné sa mère, sa patrie, son état, condamné sa jeunesse à l’inaction et à la réclusion. Et pourquoi ? Quel gré lui en sait-on ? Il voit bien que dans ce monde il ne faut jamais dire la vérité aux souverains et qu’il n’y a de succès que pour les intrigans et les flatteurs. Un Las Cases est traité mieux que lui. Et qu’est-ce que Las Cases ? Un peureux, un hypocrite, qui n’a commis que des sottises ; avec ses airs mystérieux, c’est un jésuite, c’est Tartufe. Pour ce qui est de Montholon, Gourgaud voulut se battre avec lui. Il le provoqua en duel. Il fallut que l’Empereur s’interposât, fit défense par écrit.

Ce fut l’occasion de la scène finale ; à son tour l’Empereur, médiocrement patient, mais dont la patience était en droit d’être lassée, s’emporte, traite Gourgaud de brigand et d’assassin ; après quoi, il lui fait des excuses et le prie d’oublier ses expressions. Il était temps de mettre un terme à cette intimité orageuse et de ne pas imposer une plus longue épreuve à ce dévouement en révolte. Gourgaud quitte Sainte-Hélène après trois ans de séjour. Son départ a donné lieu aux interprétations les plus fantaisistes. On a prétendu que Napoléon aurait poussé Gourgaud au suicide afin que l’Europe s’émût de pitié pour les souffrances des exilés. Le Journal réfuterait cette fable ridicule si elle ne se réfutait assez d’elle-même. On a prétendu que les