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vers les villes et donné pour concurrens aux gens des cités de nombreux habitans des campagnes alléchés par l’appât d’un gain facile ; ils ont permis aussi de substituer à la main-d’œuvre de l’homme la main-d’œuvre de la femme et de l’enfant, autres concurrens de l’ouvrier célibataire ; ajoutons à cela l’envahissement des chantiers, des usines, par des légions d’ouvriers étrangers qui se contentent de salaires moins élevés.

L’émigration rurale, facteur de l’accroissement du vagabondage, résulte aussi, à certains égards, du service militaire obligatoire pour tous et de l’expansion de l’instruction. Il est des régions où, sur dix jeunes gens rentrant du service militaire, on peut affirmer que cinq ou six au moins n’ont plus, dès leur retour au foyer, qu’une préoccupation : celle de retourner vers les villes, dont ils n’ont entrevu, pendant leur séjour au régiment, à la faveur des promenades du dimanche, que le côté alléchant, les distractions faciles, la vie dissipée ; et comme, au retour, leur demeure paraît plus misérable, leur village plus morne, désert, silencieux, et qu’ils ont perdu l’habitude du travail, la nostalgie de la ville les saisit. Tous les hommes politiques dans tous les départemens, et jusqu’aux maires des moindres villages, pourraient dire avec quelle insistance les soldats libérés sollicitent leur intervention pour obtenir n’importe quel emploi. A défaut d’une occupation à la ville, ils se rabattent avec empressement sur les candidatures aux moindres fonctions : gardes forestiers, facteurs ruraux, cantonniers, etc. Les emplois dans les compagnies de chemins de fer les attirent en grande masse. Ils sollicitent volontiers les postes d’agens de police, de gardiens de prison, de douaniers, etc. Ils semblent considérer, en effet, comme une déchéance le retour au travail des champs, à la vie calme et sans grands besoins au sein de la famille : tant est vivace chez eux cette fausse idée qu’ils ont de la vie des villes et que vous les entendez, à tout propos, exprimer sous cette forme d’une naïveté enfantine : « Vous qui habitez la ville, vous êtes plus heureux cent fois que nous ; vous êtes bien nourris, bien vêtus, et vous n’avez rien à faire. »

Cette phrase, qui a si souvent frappé nos oreilles, trahit à la fois chez eux l’irrémédiable dégoût pour la vie des champs et l’ignorance où ils sont des conditions de l’existence à la ville. Le paysan n’aperçoit, dans la situation pécuniaire des citadins dont il envie le sort, que le salaire ou le traitement plus élevés ; il se refuse à faire état de leurs charges. Il ne soupçonne pas les