Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les boucliers d’airain ; des Bouddhas aux bras cassés émergeant de la verdure comme des naufragés, et d’autres, étendus, le nez camard, leur figure informe ne gardant plus de ses traits que la ligne du sourire, mais cent fois plus vivans que les idoles peinturées des pagodes ; d’antiques autels parfumés d’offrandes matinales ; des Cynghalais cuisant leur riz au milieu de ces ruines éclatantes, et, sur nos têtes, le cri des singes.

De la cour royale il ne reste aucun vestige. Le Palais de Bronze, dont les seize cents colonnes se déploient en carré de menhirs et qui jadis, cuirassées de métal, supportaient une pyramide de neuf étages, n’était qu’un vaste monastère où logeaient plus de mille bonzes. Les pokunas, ces piscines de granit, dépendent des couvens et des églises, même celle qu’on a nommée le Bain des Rois. La fermeté de leurs moulures, l’harmonie de leurs escaliers, le poli de leurs pierres de taille, semblent garder la noblesse des formes humaines qui s’y dévoilèrent et l’image d’une beauté qu’on ne reverra plus. Et tout respire et ne respire que la vie religieuse, une vie débordante, étouffante, sous le poids de laquelle l’homme, anéanti, n’a d’autre volonté que celle d’ajouter une nouvelle pierre à la prison dont il meurt. Le Bouddha, ruiné et triomphant encore, emplit la solitude. C’est en vain que la jungle a marché, qu’elle a envahi les vestibules, brisé les dalles, abattu les piliers, fait éclater les toits, et lancé jusqu’au faîte des dagobas des arbres dont les feuilles s’agitent comme des mains victorieuses : il vit et rien ne vit autour de lui que ce qu’il a inspiré. Parmi les décombres, une divinité hindoue, une femme aux huit bras, le visage dur et fermé, la seule étrangère qu’on ait retrouvée sur ce coin de terre bouddhiste, contemple, déesse en exil, le champ de bataille que fait la chute d’un dieu.

Vers le milieu du jour, nous avons traversé le bourg cynghalais qui végète dans la cité des ruines. On y promenait un éléphant. L’animal s’était blessé à la patte, la semaine précédente, et son cornac lui permettait cette première sortie de convalescence. Les gens s’avançaient hors de leurs pauvres boutiques et s’informaient de sa santé. Un grand Cynghalais qui travaillait devant une machine à coudre se leva et vint tendre un fruit au Seigneur Porte-défenses, dont la trompe et les oreilles avaient la couleur de vieux fûts de bambou. Un prêtre bouddhiste rasait l’ombre des échoppes, l’écuelle aux aumônes dissimulée sous les plis de sa toge ; et des pêcheurs, le filet sur l’épaule,