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ville colossale et sainte. Son emplacement reste sacré, et tous les mois de mai ramènent autour de son cadavre encore vivant des pèlerins plus nombreux que les herbes qui le recouvrent. L’étrange histoire ! Le rêve douloureux de Bouddha, qui s’y abîme, la teint d’une irradiation funèbre. Imaginez un peuple de moines bouddhistes, de vampires drapés de safran, impassibles et rapaces, dont l’insatiable mendicité capte les terres, les eaux, les bois, les routes et accumule des trésors ; autour d’eux, les flots cuivrés d’une multitude humaine que domine la sombre masse des éléphans, et qui pétrit des milliards de briques, charrie des carrières de granit, taille, sculpte, édifie des palais déconcertans et d’invraisemblables monastères ; une cour barbare, souillée de crimes et d’assassinats, et hantée par des remords qui précipitent les coupables dans un délire de constructions cyclopéennes ; des frères qui s’égorgent, des parricides, des révolutions de palais, des fuites de vieux rois trahis, et l’étang près duquel l’escorte tue son maître ; un défilé de personnages déjà fameux sous d’autres ciels, réincarnations tragiques de Messaline et d’Héliogabale ; des combats singuliers, où les héros sont montés sur des éléphans ; des cortèges triomphaux, plus somptueux que ceux qui traversèrent la petite ville de Rome ; des rois sages, des rois bouddhistes parfumés d’une hécatombe de jasmins, des rois amis de la terre, qui creusent les réservoirs, multiplient les lacs, répandent à travers la plaine le murmure des eaux vives, et semblent, dans la pourpre de leur couchant, les Empereurs des Moissons ; des âmes enfin assez pareilles aux nôtres, sauf qu’elles ont moins de tendresse et moins de chevalerie, aiguillonnées des mêmes instincts, tourmentées des mêmes cauchemars, dont parfois l’éclat du ciel exaspère les violences ou grandit la sérénité, mais que la morphine bouddhique énerve d’inquiétudes fiévreuses suivies de lourds abattemens ; une foule d’âmes qui s’écoula durant des siècles et des siècles, tandis qu’au seuil des temples, les prêtres immuables sonnaient dans leurs conques la fuite des heures et la délivrance éternelle.

Cette ville fut plus d’une fois mise à feu et à sang par les envahisseurs hindous ; les Tamouls la ruinèrent, et la jungle s’en empara. Aujourd’hui, chef-lieu d’une province anglaise, de la North Central Province, elle alimente l’ambition de quelques archéologues, qui, méthodiquement, avec la lenteur dont il convient de réveiller un tel sommeil, essayent de retrouver et de comprendre,