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Nous avons quitté Kandy et poursuivi notre route vers le Nord. Le chemin de fer se prolonge jusqu’à Matale, à travers le même éblouissement sauvage de forêts de cocotiers, entrecoupées de rizières, et de halliers dont les feuilles éclatantes et pourprées sont plus belles que des pétales de fleurs. Et toujours, le long des routes, des vieillards clignotant et souriant dans leur collier de barbe blanche, des bouviers poussant leurs buffles au milieu des marécages, des enfans aux formes adorables, plantés comme des statues de l’Amour, sous une ombre transparente et rose.

Nous achevons la journée à Matale, en compagnie d’un magistrat de police qui revient, lui aussi, du jubilé de la Reine, ainsi qu’en témoignent ses nombreuses photographies de prince cynghalais tirées à Londres. Il nous emmène à quelque distance du village, où surgissent d’énormes rochers dont la tête, enfin chauve, s’assombrit sous un ciel de braise. Avez-vous vu les entassemens de rocs que battent les flots sur les grèves bretonnes ? Ceux que je vois ici n’ont point d’aspect sinistre ; leur parure de fleurs et les grandes ondes de végétation qui leur donnent si doucement l’assaut ensevelissent ces mastodontes dans une ivresse parfumée. Mais, au-dessus des cimes et des lianes, la piété bouddhiste a creusé un temple, et depuis dix-neuf ans le Bouddha y sourit aux ténèbres. Nous avons grimpé un long escalier de pierre où nos pieds écrasaient des fleurs, et nous sommes parvenus à une terrasse de granit, devant une galerie taillée dans la roche. L’enfer y étalait en peinture ses serpens à tête humaine et ses bêtes fantastiques aux formes de calebasses et d’outrés. J’y aperçus aussi un défilé d’éléphans noirs, qui écarquillaient des yeux ronds et blancs. Deux figures sculptées en relief, ensafranées et coiffées de tiares, gardaient le seuil de la caverne. Elle était obscure et pleine d’une odeur de jasmins et de suif. Un Bouddha, les cuisses repliées et les pieds équarris, y soutient son ventre de ses mains croisées ; un autre, boudeur et joufflu, semble assis sur les anneaux d’un cobra, du cobra heptacéphale, du Roi des Nagas, qui se redresse derrière lui et déploie en égide les sept capuchons de ses sept têtes, car le fabuleux reptile a du goût pour les dieux et, quand l’orage crève, abrite indifféremment Brahma ou Çakia Mouni. Un troisième Bouddha couvre de son corps toute la largeur de l’antre, dont sa nuque et ses pieds touchent les parois latérales. Revêtu d’une robe sang de bœuf et décolletée en pointe, la tête posée sur un oreiller de pierre, les yeux vaguement étonnés, les lèvres