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athéisme dans les hautes classes, fétichisme chez les humbles. Ceux qui ne nient pas Dieu vivent ployés sous la crainte du diable. Ils ont peur et ne se lassent point d’avoir peur, et leurs bonzes, sauf un ou deux dont le savoir masque aux yeux des passans l’ignorance des autres, leurs bonzes avilis entretiennent cette peur, et leurs arbres sacrés, leurs prières, leurs pèlerinages ne sont que des conjurations de maléfices. Ils passent leur existence à détourner de leur tête je ne sais quels lugubres sorts. Ils tremblent et n’aiment pas. Et pourtant ces beaux Aryens que le soleil a cuivrés, ces Cynghalais qui se disent les fils d’un lion, sont une des races les plus intelligentes et les plus souples du monde. Si le Bouddhisme ne les avait pas stupéfiés, nous les verrions aujourd’hui dans toute la gloire de l’espèce humaine. Les Tamouls remportent par la culture de leurs castes supérieures, mais les Cynghalais, par l’égalité de leur esprit et la haute moyenne de leur entendement. Ils ont une pente naturelle à la douceur et au rêve, et ils imaginent des formes exquises. Dieu, qui leur a donné le royaume des perles et l’empire des pierres précieuses, leur a mis dans l’âme un peu de cette magie dont il dota jadis les orfèvres florentins et les potiers grecs. Tenez, je veux vous montrer ce que font des laboureurs et des piqueurs de bœufs ! »

Nous le suivîmes dans son cabinet de travail. Il ouvrit ses tiroirs, et sa table fut en un instant encombrée de chandeliers d’argent, de coupes, d’amphores, d’aiguières, de brûle-parfums. Ces joyaux, que l’esprit des longues générations avait martelés et ciselés, dans une paillotte, près des rizières, entre les doigts d’un pauvre paysan, ces vases au col allongé, au bec rigide, à l’anse fièrement tordue, légers sous la richesse de leurs sculptures, et d’un galbe un peu grêle, s’ennoblissaient d’une gaucherie hiératique qui répandait autour d’eux un prestige sacré. Le prélat s’exaltait à caresser leurs contours ; la fièvre de l’artiste et l’allégresse du collectionneur lui sortaient des yeux. Il nous fit admirer des plats d’argent repoussé dont il avait orné ses murs, et, comme nos regards se portaient vers une lithographie où la figure d’une jeune mère à demi voilée souriait au milieu de ces étincellemens :

— « C’est la Vierge de mon village, dit-il. » Puis il nous découvrit sur les rayons d’une armoire des moulins à prières qui venaient du Thibet, et un musée de statuettes en argent, petit Panthéon de Bouddhas indigènes.