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l’azur de ses yeux d’où s’échappaient des flots de lumière. Il parlait le français à la façon des Slaves, qui le parlent mieux que nous. Le feu de son entretien me fut un ravissement, et, par un de ces contrastes dont je suis si friand en voyage et que nous offrent les jeux du hasard, de la nature et de l’humanité, il me sembla que je rencontrais, à quelques pas de la vieille civilisation cynghalaise et dans un décor que les poètes de la Renaissance n’ont pas rêvé, un de ces grands prélats, contemporains de Léon X, philosophes et artistes, pétris de romaine éloquence et d’ironie platonicienne. Il me traça d’une touche large et vivante l’histoire de Ceylan depuis le jour où le roi de Cotta, près de Colombo, reçut la nouvelle d’un débarquement d’hommes pâles qui portaient des bottes et des chapeaux de fer, mangeaient une pierre blanche et buvaient du sang, jusqu’au jour où les Anglais rougirent les dalles du palais de Kandy. J’assistais, en l’écoutant, aux convulsions de ces royaumes qui moururent, comme tant d’autres, d’avoir ouvert leurs portes à l’Europe civilisée. Le roi de Cotta se livre aux Portugais pour qu’ils l’aident à refouler les Mores ; le roi de Kandy s’abandonne aux Hollandais pour qu’ils chassent les Portugais, et les Anglais délogent les Hollandais à leur tour et recueillent l’héritage d’un peuple exténué par ses guerres intestines.

« Ah, disait le prélat, que les Portugais ne sont-ils restés les maîtres du pays ! Leurs prêtres y avaient enraciné si profondément la foi chrétienne, que le temps n’a pu mordre sur cette œuvre de la première heure. Ils auraient peut-être arraché toutes les âmes à la torpeur bouddhiste. Vous venez des milieux savans où l’on écrit de fort beaux livres sur le Bouddhisme et le Brahmanisme. Je les ai lus et j’en admire, comme il sied, l’ingénieuse métaphysique. Nos érudits excellent à construire des systèmes, et c’est merveille de les voir dévider les plus grossiers cocons et en ourdir des trames subtiles où se prennent tant de rêves. Les religions confuses que les Hindous ont ébauchées se précisent et s’épurent dans les âmes européennes. De l’écuelle informe elles font un vase mystique pour y verser leur trop-plein de chimères. Le Bouddha renaît à Paris ou à Berlin, transfiguré. Mais, nous qui foulons la terre de sa légende, c’est en vain que nous cherchons dans les cœurs la marque de ses vertus. Le Sublime que chantent vos poètes, et dont vos logiciens s’évertuent à coordonner les songes, n’a laissé derrière lui que l’ombre funeste d’une grosse idole. Voyez la société qui nous entoure :