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femme enfant, dans toute la grâce du terme, et telle que l’Orient en produit pour l’ornement de la vie des hommes. Ni son éducation presque anglaise, ni son passage à travers les salons européens n’ont fait une dame moderne de cette héritière des rajas Tamouls. Elle semble encore imprégnée de la jeunesse du monde. C’est à peine si parfois quelque gaucherie trahit dans ses gestes un souci de nos élégances. Elle appartient à une famille dont les femmes ont été converties au catholicisme. Son orgueil est vif, mais tempéré par sa bonté naturelle et sa curiosité. Les nouveautés qu’elle a entrevues dans son voyage la hantent du désir de les revoir et d’en jouir plus longtemps. On a soulevé devant elle le voile d’un Occident toujours en fêtes, et, timidement, dans son ignorance de ce que dissimulent nos plaisirs, elle a avancé sa figure de nuit douce que réchauffent des lueurs d’or.

Près d’elle, la dépassant de toute la tête, son mari. Il est superbe sous la tunique blanche et le turban rouge qui rehaussent son masque bourbonien légèrement atténué ; mais nos vêtemens qu’il porte d’ordinaire, ne lui enlèvent rien de son grand air de domination. C’est un de ces hommes en qui la nature paraît avoir réalisé une œuvre excellente. La force qu’elle prodiguait à ses premières créations assouplit encore ses membres et anime ses yeux. Ses voyages en Europe l’ont affiné sans l’affaiblir. Paris lui a donné une clairvoyance plus aiguë, Londres une sagesse plus pratique. Il parle l’anglais, le français, comprend le latin, lit couramment le sanscrit et le pâli. Ce brahmaniste qui a publié un livre sur le culte de Siva rêve aujourd’hui de fonder une banque à Colombo. Homme d’affaires épris de métaphysique, nourri de symbolisme hindou et capable d’ironie voltairienne, lecteur de Renan, admirateur de Spencer, affranchi de préjugés et rivé à l’orgueil de sa caste, si je ne pense pas avoir jamais rencontré d’homme plus complexe, du moins n’en ai-je jamais connu dont les facultés fussent dans un plus juste équilibre. Les idées qu’il a acquises contrepèsent les idées qu’il a reçues : il reste aussi Tamoul qu’on peut l’être quand on a fréquenté chez les beaux esprits et les esprits forts ; il s’est fait Européen autant qu’on peut le devenir quand on est né Tamoul. Je sens que pour organiser un être si merveilleusement compliqué, des siècles ont dû travailler sans relâche, et j’admire en lui la patience du temps qui rapproche les mondes. La surface de son âme est toute en lumière, comme pour en défendre les profondeurs. Il a une telle