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philosophie religieuse, une doctrine d’amère désespérance, qui est descendue peut-être plus avant que nulle autre dans le vide effrayant de la vie et qui aspire à nous délivrer de la tyrannie des apparences, ait enfanté ce symbole de quiétude pansue, de sieste obèse. Comment du Gotama, vainqueur immatériel de la mort, l’imagination des fidèles a-t-elle fait l’image d’un dieu qui présente tant de surface à la destruction ? Ceux-là mêmes que révolte la sécheresse des formules bouddhistes, et qui repoussent avec répugnance une morale dont le but suprême est de tuer en nous tout principe actif, n’auraient pu inventer une caricature plus satirique de cette religion qui, par l’atrophie du désir et de la saine douleur, semble permettre au corps un développement monstrueux et enfler la chair de cette vie impatiente qu’elle retire à l’Ame. Et, pendant que nous nous en retournions vers la ville et que nous repassions devant les cabanes misérables, où végètent tant de captifs du soleil et de la mort, je me disais que ce dieu allongé dans sa méditation paresseuse n’était ni un éducateur ni un consolateur d’affligés, et que, monté au terme de la délivrance d’où l’on domine en pleine stérilité l’infortune féconde du genre humain, il ressemblait aux millionnaires qui ne savent plus de quelle importance peut être « un pot cassé dans un triste ménage. » D’ailleurs, je ne pense pas que ces hommes en souffrent : ils ne demandent à leur idole que le spectacle reposant pour eux de son épaisse langueur. Tout leur culte consiste à suspendre autour d’elle des pantins de calicot ou de papier, à lui offrir des fleurs, à lui allumer de petites lampes et à répéter un certain nombre de fois des mots qu’ils ne comprennent pas, mais dont la vertu leur assure, après bien des métempsycoses, on ne sait quelle anonyme oisiveté dans on ne sait quel morne au-delà.

A l’entrée d’un faubourg nous aperçûmes une mosquée. Nos traîneurs nous y conduisirent. Elle s’élevait au milieu d’un enclos, et ses murs, plaqués de mousse noire, semblaient avoir été léchés par l’incendie. Sous des arbres clairsemés, des mahométans assis laissaient pendre leurs pieds sur l’eau sombre d’un réservoir. D’autres accomplissaient leurs ablutions et leur groupe bruyant se mouvait dans l’étrange lumière d’une touffe d’ombre. Je m’approchai d’eux, mais ils me firent signe de me déchausser, si je voulais franchir le seuil du temple. Par la porte entr’ouverte, j’apercevais une salle blanche, presque fraîche, traversée dans sa longueur d’un chemin de nattes où des hommes accroupis