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Les lacs réveillés se peuplaient de baigneurs ; des corps de bronze ruisselant de perles émergeaient d’entre les herbes, et les blanchisseurs, sans battoir, frappaient le linge tordu sur des pierres luisantes.

Nous parvînmes jusqu’au marché. Deux halles, charpente en fer et toit de bambou, s’élèvent au milieu de démolitions déjà conquises par la verdure, sur une place que bordent des échoppes couvertes de tuiles rouges. J’aime les marchés ; on y saisit la physionomie d’une ville ou d’un peuple. Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ; dis-moi surtout comment tu t’approvisionnes, si tu sais attirer et retenir les chalands, si tu as le goût des longs marchandages, si ta vie sociale fait un bruit de forum dans ton champ de foire. La rumeur du marché de Colombo n’assourdit point, et l’on croirait d’abord à un ronflement de dormeurs, tant on y voit de corps étendus parmi les fruits. Et ces fruits, noix de coco, mandarines vertes, poivrons, pastèques, cédrats, bananes, ananas, empilés sur des nattes ou entassés sur des tables, s’écroulent de toutes parts, comme s’ils avaient rompu les tabliers de leurs porteurs. Nous pouvons circuler à travers ce pêle-mêle sans que les marchands nous harcèlent. Les uns sommeillent ; les autres, assis sur leurs talons, mâchent des feuilles de bétel dont le jus coule aux coins de leurs lèvres en salive rose. La halle poissonnière est plus bruyante et aussi plus pittoresque, avec ses rangées de corbeaux qui, perchés sur les poutres, la tête en avant, observent l’écaillage des poissons, et ses grands nègres cynghalais qui, debout, revêtus d’une gravité sacerdotale, font à coups de hachette pleuvoir autour d’eux des éclairs de nacre. Par-dessus les toits on aperçoit des mais de navires. Les boutiques, très basses et barbouillées de cou leurs, sont toutes formées d’un comptoir incliné dont les compartimens renferment des pâtes gluantes. Hommes ou femmes, les gens indolens qui passent, accoutrés d’étoffes à ramage, appartiennent aux castes misérables. Leur peau varie de l’olive au noir. J’ai noté des figures où revit encore le type portugais, d’autres où se trahit l’influence anglaise. Mais je suis surtout frappé de voir comme des races distinctes peuvent cohabiter dans le même faubourg, porte à porte, sans que leurs coutumes et leurs costumes se ressentent de leur perpétuel frottement. Depuis des siècles, les Cynghalais vont tête nue, le peigne au chignon ; depuis des siècles, les Tamouls se ceignent le front de turbans blancs ou rouges ; les Malais se coiffent d’un mouchoir, les Maures