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nous nous enfonçons dans un parc dont les avenues, ombragées d’arbres géans ou bordées de villas et de huttes, sont d’un rouge de terre cuite qui s’enflamme au soleil couchant et les revêt d’une richesse incomparable. Ce n’est ni la ville ni la forêt ; je ne sais pas de mot qui puisse rendre l’impression de ce jardin où l’homme s’est tracé des voies libres dans le triomphe de la nature. Les taudis alignés le long des routes sont aussi misérables qu’elles paraissent somptueuses. Leurs auvens de bois projettent une ombre infirme sur l’immobilité de ces fleuves de pourpre. Quand nous passons, des enfans presque nus courent auprès de notre voiture en chantant des chansons anglaises, et d’autres nous offrent des fleurs qui n’ont point de parfum. Séparées de la route par des jardins sauvages, les villas, avec leur fronton et leurs colonnades, figurent des temples de porphyre et de marbre, et les cocotiers, les bananiers, les caféiers, les flamboyans, les recouvrent jusqu’à terre d’une toison de leurs douces ténèbres. Nous traversons des faubourgs encombrés d’une populace brillante qui marche pieds nus et ne fait pas plus de bruit qu’un flot d’ombres. Des couples d’hommes cheminent en se tenant par un doigt de la main. Quelques silhouettes de prêtres bouddhistes se dressent à l’orée des chemins obscurs, et de loin, dans le soleil, on ne voit que leurs toges jaunes retroussées sur leurs noirs tibias et surmontées d’une tête ronde et rase. Puis la campagne, cette prodigieuse campagne qui tient de la forêt vierge et du jardin paradisiaque, nous reprend et nous enveloppe de sa solitude où pas un oiseau ne chante, mais qui résonne parfois d’un bruit sacré de trompettes et de gongs. Une calèche nous dépasse, la calèche du gouverneur : il file au grand trot, renversé dans sa voiture, près d’une jeune fille si blonde, si diaphane, qu’elle me produit l’effet d’une apparition exotique et fragile dans cette nature qui reçoit tant de soleil et qui verse tant de nuit. Le cocher et les grooms portent des turbans et des livrées rouge et or, et, derrière la calèche, deux cipayes à cheval agitent des drapeaux. Le Cynghalais qui nous conduit continue de fouetter ses bêtes ; Maggie continue de conduire le Cynghalais. Je ne sais où nous allons, je n’ai plus de regards pour les gens qui nous croisent : j’ignore s’ils vivent d’une vie réelle. Il me souvient que nous avons aperçu, dans un site charmant qui ressemblait à une clairière, une enceinte carrée de blanches galeries à colonnes, et que j’ai dit : « Voici un monastère bouddhiste, » et que Maggie m’a répondu en riant : « C’est un