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Parfois elle s’échappait en fusée ou glissait comme à travers des mailles invisibles. Parfois, sous la main de son maître, elle se redressait hostile, étendait brusquement son capuchon et recourbait la tête, admirable d’orgueil et de farouche grâce. Sa queue nerveuse vibrait au ras du sol et la première moitié de son corps s’élançait de la terre comme une anse merveilleuse. Je ne crois pas qu’un artiste puisse concevoir de ligne plus souple, plus harmonieuse, ni à la fois plus ferme.

Les montreurs s’étaient éloignés, et les mendians de Colombo s’abattirent sur nous. Ce furent d’abord les garçons de l’hôtel, Cynghalais à moitié femmes par la douceur de leur figure et par leur chignon surmonté d’un peigne d’écaille. Ils tendaient tous vers nous des mains de supplians, pendant que nous gravissions les escaliers inondés de soleil. Vinrent ensuite des Tamouls qui vendaient des cobras de bronze et des éléphans d’ébène. Ils s’approchaient sur leurs pieds nus, avec des gestes insinuans, précédés d’un sourire qui luisait dans le buisson noir de leur barbe, et leurs yeux étaient noyés de tendresse. Nous nous étions sauvés, mais, comme nous enfilions les arcades de la grande rue, les Musulmans embusqués sur le seuil de leur boutique nous livrèrent un furieux assaut. Les traîneurs de voitures et les cochers poussant leurs chevaux se pressaient le long du trottoir, si bien que nous avancions entre deux haies de bonimens criards. Les Musulmans sont encore plus tenaces que les Cynghalais et les Tamouls. L’horloger Abdul-Kader, qui a la beauté d’un guerrier more, nous barre la route ; le parfumeur Abdul-Hamid agrippe insidieusement notre manche ; le petit Mohamood nous implore ; et il y va de l’existence de Yoosoof que nous visitions son bazar. Que devenir, à moins de sauter dans une voiture ? Nous n’avions pas fait dix tours de roue que le siège et les marchepieds étaient escaladés par de jeunes gueux au torse nu qui criaient à tue-tête : « Je suis catholique ! » et qui, si nous avions parlé anglais, eussent crié avec la même conviction : « Je suis protestant ! » Le cocher, en bon frère, ralentissait sa marche pour nous mieux mettre à leur merci. Nous ne pûmes nous délivrer de ces coquins qu’en les chassant à coups d’ombrelles.

Cependant une fillette restait assise sur le marchepied, le buste renversé vers nous dans une pose si gracieuse que nos armes se relevèrent. Elle était vêtue d’une robe trouée qui l’enveloppait en guise de jupon et d’une petite camisole, autrefois