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propos. » L’heure viendra de bâtir ; en attendant, il se permet de trouver que son père est un médiocre architecte, et il ose le dire à Grumbkow. La politique de Frédéric-Guillaume lui paraît faible, hésitante et timide. Il tient pour maxime « que, si la prudence est propre à conserver ce qu’on possède, la seule hardiesse fait acquérir. » — « Un roi de Prusse, lui répondait Grumbkow, comme un roi de Sardaigne, aura toujours plus besoin de la peau du renard que de celle du lion ; mal en prend à qui n’a le talent de se revêtir ni de l’une ni de l’autre. » Frédéric prouvera avant peu qu’on peut être à la fois renard et lion.

L’affaire de Berg-Juliers le préoccupe ; il gardera un vif ressentiment de l’injure faite par l’Autriche à la fierté prussienne ; elle la lui payera. Pour déterminer la Prusse à reconnaître la Pragmatique-Sanction par laquelle il assurait à Marie-Thérèse l’hérédité de ses États, l’empereur Charles VI avait promis à Frédéric-Guillaume la succession du duché de Berg. Quand il fallut s’exécuter, il ne se tint pas pour lié, il retira sa parole. Il s’entendit avec les puissances pour contraindre la Prusse à soumettre ses droits à leur arbitrage. Frédéric-Guillaume grommela, pesta, s’emporta, mais n’osa relever le gant. Il saigna du nez, disait Grumbkow, et gâta les affaires « par des démarches contradictoires, comme aussi par un prurit de s’accommoder, en faisant des avances, au lieu de voir venir. » Son fils jugeait sévèrement sa conduite : « Sensible autant qu’on peut l’être à la gloire du Roi, je souffre de voir que l’on ne prend pas les mesures nécessaires… Je n’ose pas dire ce que je crains. Personne ne peut s’intéresser plus que moi au salut de la Prusse. » Les nouvelles que lui envoie Grumbkow seraient capables, dit-il, de faire pendre vingt Anglais : il ne songe pas à se pendre, mais il a le spleen.

Que ne prend-on ses conseils ! Sa tête a travaillé, il a ébauché un plan qu’au besoin il se chargerait d’exécuter ; pour en assurer le succès, il mettra en pratique toutes les malhonnêtetés de la politique honnête. Il trompera l’Empereur, en affectant d’être au mieux avec lui ; il amusera les Hollandais, en leur faisant accroire qu’il est disposé à négocier avec eux, et sans retard, il fera filer vers le pays de Clèves tous ses escadrons de dragons et de hussards, laissant dans les Marches toute son infanterie, prête à tomber sur quiconque prétendrait s’opposer à ses desseins. Au premier signal donné, ses dragons et ses hussards passeront la frontière et s’empareront des deux duchés : « Ensuite, si l’on veut en venir à une négociation, tout ce qu’on pourra faire sera de nous faire rendre Juliers, et nous garderons Berg, au lieu que, si nous n’envahissons que Berg, on nous en fera rendre encore la moitié. »