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intolérans, « car toutes les vérités, disait-il, ne valent pas le repos de l’âme, seul bien dont les hommes puissent jouir sur l’atome qu’ils habitent. » Il posait en principe que tout conquérant doit être un civilisateur et racheter ainsi ses péchés, et c’est par-là qu’il fait une si grande figure dans l’histoire.

Mais, dira-t-on, l’auteur de l’Anti-Machiavel était-il vraiment de bonne foi dans ses déclamations contre « les fourbes qui dupent le monde ? » Ce grand trompeur était-il sincère lorsqu’il traitait la duplicité de vilain vice et s’indignait que le secrétaire florentin eût qualifié la perfidie de vertu ? Regardons-y de près, la fourberie n’est un vice, selon lui, que lorsqu’on la pousse trop loin ; il estime « qu’il faut employer aux négociations des sujets rusés pour l’intrigue, souples pour s’insinuer, » mais que les vrais politiques n’abusent pas de la ruse et de la finesse, qu’ils prennent exemple sur les bons cuisiniers, qui ménagent les épices ; que les gens trop habiles, qui se piquent de duperie monde, ne le dupent qu’une fois ; qu’ils auront beau faire, on ne les croira plus. Il enseigne aussi que, dans certains cas, on est dispensé de tenir ses engagemens, « qu’il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne saurait s’empêcher de rompre ses traités et ses alliances. » Il déclare que, quoique la guerre soit un fléau, un souverain doit quelquefois la déclarer sans attendre qu’on l’attaque, « qu’il y a des guerres de précaution, que les princes font sagement d’entreprendre, qu’elles sont offensives à la vérité, mais qu’elles n’en sont pas moins justes. »

C’est cette même morale, à la fois sévère et relâchée, qu’il prêche dans ses lettres au maréchal de Grumbkow. Il lui fait l’éloge de la politique honnête, mais il convient que, si honnête qu’elle soit, il y a des malhonnêtetés qu’elle est en droit de commettre : « Conserver son honneur et, s’il le faut, ne tromper qu’une fois dans ses jours, et cela dans une occasion très pressante, c’est le fin et le grand art de la politique. » Devenu roi, il ne s’en tiendra pas là, il trompera aussi souvent qu’il y trouvera son compte et son intérêt ; mais, grâce à cette supériorité de raison, « qui le mettait au-dessus de ce qu’il était et de ce qu’il faisait, » il aura toujours la faculté de se juger : « Distinguez l’homme d’État du philosophe, écrira-t-il à Voltaire, et sachez qu’on peut être politique par devoir et philosophe par inclination. »

Dès 1735, il s’occupe avec un intérêt passionné des événemens du jour, de tout ce qui se dit et se fait en Europe : « Mon dessein n’est pas de briller, mais de m’instruire et de me former un magasin de connaissances, de réflexions et de lumières. Ce sont des matériaux avec lesquels l’on peut ensuite construire le bâtiment que l’on juge à